Mode de vie(s)
Où il sera question des vêtements que l'on porte, des regards pour lesquels on s'habille, des femmes que l'on efface à coups de poings et de celles que l'on fait revivre à coups de livres.
Cette newsletter étant (comme d’habitude) particulièrement fournie, n’hésitez pas à la lire en ligne ou à bien cliquer sur “Afficher l’intégralité du message“ en bas de la page de votre boîte mail.
Dans Le Diable s’habille en Prada (et oui, que voulez-vous, cette newsletter démarre sur les chapeaux de roues, à 180 sur l’autoroute des références cinématographiques de qualité), la jeune Anne Hathaway est embauchée comme assistante personnelle de la rédactrice en cheffe d’un grand magazine de mode – Miranda Priestly, jouée par Meryl Streep et double fictif d’Anna Wintour, l’iconique rédactrice en cheffe du Vogue US. Quand le personnage d’Anne Hathaway, jeune journaliste diplômée de la prestigieuse université Northwestern, lui dit qu’elle n’est pas très intéressée par « ces trucs » (en parlant des vêtements et de la mode), Miranda lui répond par un monologue devenu culte dans la pop-culture :
« Ce... “truc” ? Oh, d'accord, je vois. Vous pensez que cela n'a rien à voir avec vous. Vous allez dans votre placard, et vous choisissez... Je ne sais pas, ce pull difforme bleu, par exemple, parce que vous essayez de dire au monde que vous vous prenez trop au sérieux pour vous soucier de ce que vous mettez sur votre dos. Mais ce que vous ne savez pas, c'est que ce pull n'est pas seulement bleu, il n'est pas turquoise, il n'est pas lapis, il est en fait céruléen. Vous ignorez aussi allègrement qu'en 2002, Oscar de la Renta a fait une collection de robes bleu céruléen, et qu'ensuite, je crois que c'est Yves Saint Laurent qui a présenté des vestes militaires bleu céruléen. Puis le bleu céruléen est rapidement apparu dans les collections de huit créateurs différents. Il a ensuite été distribué dans les grands magasins et s'est retrouvé dans une tragique boutique de prêt-à-porter où vous l'avez, sans aucun doute, pêché dans un bac de déstockage. Cependant, ce bleu représente des millions de dollars et d'innombrables emplois, et il est assez comique de penser que vous avez fait un choix qui vous exempte du fabuleux monde de la mode alors qu'en fait, vous portez un pull qui a été créé pour vous par les personnes présentes dans cette pièce. »
Le sous-texte est clair : même celleux qui disent n’avoir rien à faire de « ces trucs », même celleux qui trouvent la mode superficielle, toustes doivent s’habiller avant de sortir de chez elleux (à moins d’aimer vivre dangereusement et d’accepter d’être condamné·e pour exhibitionnisme). Les vêtements, même (et peut-être surtout) quand on s’en fiche, disent toujours quelque chose de nous, de notre rapport au monde et aux autres. En ce sens, la mode (et les vêtements) sont tout sauf superficiels.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé m’habiller, assortir mes vêtements, essayer des total looks, affirmer ma personnalité, me démarquer, assembler des motifs et des textures. Je vivais ça à la fois comme un formidable territoire de créativité et une manière de dire au monde qui j’étais.
Mon premier souvenir d’un vêtement remonte à la grande section de maternelle. Pour le spectacle de fin d’année, j’avais réussi à convaincre mes parents que dans le dresscode « T-shirt blanc et jean », le mot « jean » se référait seulement à la matière et non à la forme du vêtement (traduction : je voulais porter une jupe en jean et pas un pantalon). Arrivée à l’école, une fois les cheveux recouverts de terre glaise (oui, c’était un délire) et devant les cris des instits, j’ai bien dû reconnaître que je m’étais “trompée” et qu’à moins de vouloir que tout le public voie ma culotte pendant que nous ferions des galipettes, j’allais devoir me résoudre à mettre un « pantalon » en jean.
Quand je regarde des photos de mon enfance dans les albums de famille, je hurle souvent contre mes parents à cause de la manière dont iels nous habillaient avec mes sœurs, mais bien souvent iels répondent que c’est nous qui avions choisi nos vêtements (il fallait nous en empêcher !). C’est ainsi que selon les années, nous avons eu l’air de sortir d’un kolkhoze, d’un carnaval ou d’une émission de Stéphane Bern.
Ma grand-mère paternelle était couturière professionnelle, donc nous avons eu la chance très petites d’avoir accès à ses talents et à son œil. Pyjamas, déguisements, habits sur mesure… Elle était abonnée à ELLE pour s’inspirer des modèles, et m’a plusieurs fois aidée à recopier des patrons de vêtements pour décliner LA jupe que j’adorais dans différents tissus. Même si elle a toujours eu un regard ambivalent sur mon poids, elle m’a toujours encouragée dans mes essais stylistiques et je sais que je lui dois énormément (elle me manque).

En sixième, à l’occasion d’un projet musical en partenariat avec l’opéra, j’avais été sélectionnée pour rejoindre un chœur d’adolescent·e·s, composé d’élèves de mon collège de centre-ville bourgeois option musique études et d’élèves d’un collège de ZEP (j’ignorais alors ce que ça signifiait). Les premières répétitions avaient lieu dans leur collège et j’étais arrivée avec ce que je pensais être mon meilleur style : un pantalon en velours côtelé beige, un T-shirt à manches longues rose pâle et un béret assorti – Emily in Paris avant l’heure, si elle s’habillait chez Du pareil au même. Je ne vous raconte pas ma déception quand je m’étais faite moquer et traiter de « grosse bourge », alors que ma copine Eugénie (la VRAIE bourge), était elle passée crème avec son jean IKKS et ses Adidas blanches à bandes bleues.
J’ai passé l’année de ma cinquième à ne m’habiller qu’en bleu, après avoir fait un test dans le magazine Julie intitulé « La fille de quelle saison es-tu ? ». J’avais obtenu « la fille de l’hiver » dans laquelle je m’étais instantanément reconnue (elle devait être sensible, aimer la lecture, le chocolat chaud et le confort d’un plaid moelleux, 100 % moi quoi). Dans son portrait chinois, il était noté que sa couleur était le bleu, alors j’en ai fait ma personnalité : tout dans ma vie est devenu bleu (la déco de ma chambre, mon sac Eastpak (j’avais récupéré le vieux d’Eugénie), mon agenda, ma trousse et mes stylos…), et en premier lieu mes vêtements. J’ai commencé à demander à ma mère d’arrêter d’aller chez Du pareil au même pour préférer Pimkie et H&M qui venait d’ouvrir dans ma ville.
J’ai fini par avoir une overdose de bleu, par voir mon corps changer, et par découvrir ma passion pour l’art et pour un nouveau style : la baba coolerie. J’ai troqué Pimkie contre Couleurs d’ailleurs, le magasin d’import de vêtements ethniques qui puait l’encens, rempli de lampes en fil de fer et d’éléphants décoratifs en bois. J’y ai découvert les sarouels et les superpositions. T-shirt à manches courtes sur T-shirt à manches longues, jupes ou robes sur pantalon (et parfois même robe sur jupe sur pantalon), mon corps s’est retrouvé avalé par des couches de vêtements aux couleurs les plus vives possibles. J’avais envie de me démarquer (de ma sœur jumelle mais aussi du monde entier, je voulais être originale et unique). J’ai recouvert la totalité de ma tête d’atébas bleues et vertes, puis je suis passée aux dreadlocks. Ma bible était le livre FRUiTS, compilation des meilleurs looks du fanzine japonais. Je fabriquais mes bijoux en pâte Fimo, je décorais mes jupes de scotch à messages, je détournais des objets du quotidien pour en faire des accessoires (RIP ma bague en rouleau de réglisse comestible). Je voulais être vue, mais sans que l’on regarde mon corps.
Au lycée, j’ai un jour ruiné mon seul pantalon large en faisant couler du latex dessus lors d’une tentative infructueuse de moulage pour mon cours d’arts appliqués. J’étais en larmes, inconsolable, et je me rappelle très clairement avoir déclaré à mes parents que sans pantalon large, il m’était IMPOSSIBLE d’aller en cours le lendemain : je ne POUVAIS PAS montrer mes jambes.
À la même époque, je rêvais devant des chaussures allemandes de la marque Trippen que j’avais repérées sur ma prof d’atelier aux Beaux-Arts (mon icône de style de l’époque). C’était des chaussures qui coûtaient très cher (dans mon souvenir, quelque chose comme 250 €)(je n’avais jamais eu de chaussures qui coûtaient plus de 80 €, ce qui était déjà exceptionnel) et j’ai passé une éternité à les regarder dans la vitrine d’une boutique du centre-ville. Devant tant de déférence et d’obstination, mes parents ont fini par me les offrir en combinant Noël / anniversaire / participation des grand-parents. Je les ai portées une seule fois : elles serraient mes chevilles et ne rendaient pas du tout comme sur ma prof, une fois au bout de MES jambes.
Pour le carnaval du lycée, en seconde, je me suis déguisée en Reine de cœur (avec une grande carte en carton sur le dos). Afin de m’approcher le plus de ce que je croyais être un look royal, j’avais emprunté un corset grenat à mon amie A. (que j’avais bien sûr recouvert d’un gilet pour cacher mes bras). Je me rappelle être passée dans la classe des Terminales et qu’une des filles cool a déclaré « Wahou ! Quand on a des seins comme ça, il faut les montrer ! ». À partir de ce jour là, j’ai continué à superposer les vêtements, mais j’y ai ajouté des décolletés.
Quand je suis arrivée à Paris après mon bac (pour étudier dans une école de… mode), je me suis sentie moche, mal habillée et perdue. J’ai simplifié ma garde-robe en supprimant toutes les couleurs pour ne m’habiller qu’en gris, noir et blanc : comme ça, tout était déjà assorti. La deuxième année, j’ai coupé mes dreadlocks et j’ai porté les cheveux très courts pendant 10 ans. Comme j’avais peur de ne plus avoir l’air d’une femme, j’ai commencé à me maquiller davantage et mieux (fond de teint, mascara, eyeliner et toujours du rouge à lèvres), et j’ai porté de grandes boucles d’oreilles (qui ont fini par me fendre les lobes). J’ai arrêté de me ronger les ongles pour pouvoir mettre du vernis. J’ai fait mon premier régime (pas vraiment le premier en réalité, mais ce sera pour une autre newsletter…). J’ai progressivement réduit les superpositions, puis un jour j’ai troqué mon sarouel pour une robe, et mes baskets contre des talons. Je n’ai depuis plus jamais porté de pantalon (je ne supporte pas d’avoir les cuisses et le ventre serrés). L’été, à la faveur des bronzages, de la découverte des crèmes décolorantes de poils et de mes tatouages, j’ai fini par accepter de montrer mes bras nus. Je peux me maquiller moins, mais je ne sors jamais de chez moi sans rouge à lèvres.
Après 10 ans (et à l’occasion d’un énième régime), j’ai réintroduit de la couleur dans ma garde-robe. C’était grisant et en même temps flippant : je ne savais plus comment assortir les couleurs ni comment choisir les vêtements que j’aimais, puisque je les avais toujours sélectionnés par défaut, avec un cahier des charges drastique. Je devais aussi gérer mon changement de silhouette : est-ce que je devais modifier ma manière de m’habiller et les vêtements qu’instinctivement je choisissais ?

Car finalement, pendant toutes ces années, j’avais toujours cherché à cacher mon corps (par la superposition de vêtements) ou à le conformer à des normes pour le « mettre en valeur » : montrer (les seins, la taille), cacher (le ventre, les fesses, les cuisses) et modifier (les talons pour allonger les jambes et galber les mollets, le noir pour affiner, et surtout pas de rayures, ça grossit selon Cristina Cordula). Si j’ai laissé dans mon adolescence les soutien-gorges rembourrés, je continue d’en porter avec des armatures (même si elles me cisaillent la peau) car je trouve ma silhouette plus harmonieuse quand mes (gros) seins sont maintenus selon des lois défiant la gravité. Quand au no bra, j’ai du mal à assumer les regards concupiscents non sollicités des hommes dans la rue et ça me gâche la vie. J’ai acheté des culottes gainantes, des collants ventre plat et je me suis ceinturé la taille jusqu’à ne plus pouvoir respirer. J’ai porté des vêtements qui m’empêchaient de courir ou de faire du vélo, de m’asseoir ou de lever les bras. J’ai porté des chaussures qui m’ont empêché d’aller où je voulais, quand je le voulais, pour faire ce que je voulais.
J’ai passé des années à essayer de m’habiller en cherchant des vêtements qui 1/ me plaisaient (style, couleur, forme, motif) et 2/ pourraient m’aller (être à ma taille et surtout me mettre en valeur). Dans les magasins et sur les sites de vente en ligne, j’ai ce double-radar incrusté dans ma rétine : je ne vois même plus les mini-jupes et les vêtements moulants.
Avec les fluctuations de mon poids, les robes que je porte sont de plus en plus longues. J’ai aussi arrêté les talons, qui sont vraiment trop inconfortables. Pendant la période où j’ai été en couple, j’ai quasiment cessé de porter des décolletés et je n’ai jamais vraiment recommencé (exception faite d’une robe et de 2 bodys que je porte à tous mes dates)(= une fois par an). Ces derniers mois, j’ai décidé de ne plus chercher l’amour à tout prix et de me considérer comme incomplète tant que je ne l’aurais pas trouvé : mon objectif n’est plus de séduire les hommes partout où je vais, au cas-où je tomberais sur le bon. Depuis le confinement et la dépression (et l’avènement du télétravail), j’ai un troisième critère lorsque je m’habille : je veux être à l’aise, confortable et ne plus torturer mon corps avec des vêtements désagréables, trop serrés et/ou qui remontent tout le temps.
Sauf que trouver des vêtements qui répondent à ces trois critères, laissez-moi vous dire que c’est quasi mission impossible. De plus, s’il est beaucoup plus accepté pour des personnes dont le corps correspond aux normes de beauté et de minceur de s’habiller sans chercher à se mettre en valeur (puisqu’on voit bien que leur corps en dessous est parfait) ou de mettre des vêtements moches (c’est ironique et méta, voir Le goût du moche d’Alice Pfeiffer sur la question), moi je suis une femme grosse. Je n’ai pas le droit au confort puisque je dois « me mettre en valeur ».

À la fin de l’été dernier, j’ai eu une grande crise existentielle vestimentaire (que j’avais partagée en story) où j’ai remis en question toutes mes croyances sur la mode et les vêtements, sur ce que je pensais être mes goûts, et sur le principe même de s’habiller (oui, je suis partie très loin). Ce que j’ai vraiment remis en question, c’est le concept de « se mettre en valeur » : pour QUI porte-t-on les vêtements censés nous « mettre en valeur » ? QUI a décidé des critères valides (mince et féminine) ? Si je cesse de chercher le désir et la validation des hommes, comment m’habiller ? Si la manière dont je m’habille répond aux normes de beauté et aux désirs des hommes (que je suis censée convoiter), quels sont mes désirs et mes goûts propres ? En ai-je seulement ? À quel point mes notions du beau et du style sont-elles cannibalisées, même (et surtout) de manière inconsciente, par les standards de la société et du patriarcat ? Est-ce problématique de s’habiller pour plaire ? Et peut-on s’habiller seulement pour soi ?
J’ai donné l’exemple d’une publicité ciblée qu’Instagram venait justement de me proposer, une chemise brodée à manches courtes :
« Je la trouve très jolie mais JE SAIS instinctivement que la silhouette sera plus harmonieuse (et féminine) (et moins massive) en marquant la taille (en faisant un nœud avec les pans de la chemise par exemple). Je sais aussi que selon “les règles” d’une silhouette harmonieuse, si on porte du large en haut il vaut mieux porter du moulant en bas, et inversement. Et qu’il vaut mieux choisir en fonction de sa morphologie : pas de taille marquée mais de longues jambes fines ? GO pour du court ! Taille marquée, hanches larges et jambes fortes ? Souligner à tout prix la taille, ne pas trop mouler le bas du corps (voire le cacher) et attirer le regard sur le décolleté (ma vie). Et puis, parce que j’ai toujours peur qu’on me fasse un procès en féminité et que je pense devoir compenser mon surpoids, je vais éviter la chemise aux manches larges qui pourrait être jugée trop masculine.
Alors oui, JE SAIS, tout ça ce sont des règles et des idées reçues, au feu Cristina Cordula (enfin ses idées), on s’habille comme on veut on est des femmes libres…. Mais JE SAIS AUSSI que si je m’habille comme sur la photo, je vais me sentir grosse et pas féminine, donc pas attirante ni jolie, donc mal (même si JE SAIS AUSSI que c’est de la grossophobie intériorisée et que fuck les mecs). Du coup dans ce cas, c’est quoi m’habiller pour me plaire “à moi” ? Choisir un vêtement que je trouve joli, même si je me sens moche dedans ? »
Finalement, est-ce que je m’habille pour moi, ou pour les autres ? Est-ce qu’on s’habille pareil si on est en couple ou célibataire, hétéro ou homo ? Est-ce que je peux m’habiller sexy pour moi-même ou est-ce que c’est forcément dans l’optique de séduire les hommes ? Est-ce j’ai intégré le male gaze ou est-ce qu’il est possible de se le réapproprier ? N’est-ce pas grossophobe de vouloir toujours avoir l’air plus mince quand on parle de « se mettre en valeur » (marquer la taille, allonger la silhouette) ? Qu’est-ce que l’harmonie et l’équilibre d’une tenue ont à voir avec les canons de beauté actuels ? Le style peut-il s’en extraire ?

8 mois plus tard, il n’y a pas eu de révolution, ni dans ma tête ni dans mes placards, mais ces questionnements ont mûri. Je pense qu’il est évident que l’on s’habille à la fois pour nous-mêmes (pour nous sentir bien) mais aussi pour les autres (pour dire au monde qui l’on est). L’important, c’est donc l’introspection et le dosage : qu’est-ce qui me plaît vraiment, à moi ? Et qu’est-ce que je cherche à dire au monde de moi en m’habillant de cette manière ? Si je cherche à correspondre à certains critères de beauté/séduction, est-ce que je comprends d’où ils viennent et la possibilité que j’ai à m’en détacher ?
Bien sûr qu’on peut s’habiller et se maquiller “pour soi”, mais il faut reconnaître que l’on a inconsciemment intégré les codes sexy et grossophobes de la société, parce que c’est ceux avec lesquels on a grandi et qu’on a été conditionné·e·s à trouver beaux et désirables. S’en défaire prend toute une vie, les déconstruire demande du travail, mais peut aussi apporter beaucoup de confort et d’apaisement.
Parmi les réponses que j’ai reçues en réaction à mon questionnement existentiel vestimentaire, celle de Maud m’a marquée :
« Être sexy peut conférer beaucoup de pouvoir en société par exemple. Et être en large ou masculine peut apporter beaucoup d’indifférence et de paix. Moi j’alterne tout le temps, j’ai besoin des deux. »
Il est utile donc de comprendre d’où viennent les codes, ce que s’y conformer peut nous apporter (attention, pouvoir, désir, sentiment d’être invincible)(mais aussi parfois souffrance physique et limites de mouvement), mais également savoir que s’en détacher est une possibilité et qu’elle ne nous fait pas perdre en valeur (et que la seule valeur qu’on a, c’est celle qu’on se donne à soi-même). Et même mieux : que l’on peut jouer avec.
Dans un article du Monde, la géniale Alice Raybaud interroge des personnes en entreprise sur la manière dont leur look influence la façon dont iels sont perçu·e·s. L’une d’elle, Lou, raconte le pouvoir d’une paire de talons assortie à une garde-robe sobre et classique : dès qu’elle s’est autorisée à venir travailler habillée de manière plus décontractée, avec des baskets et de la couleur, elle a remarqué qu’on la prenait moins au sérieux et qu’en réunion, ses idées n’étaient plus écoutées. Elle a ressorti ses talons, ses pantalons droits et ses pulls en laine grise, et la considération est revenue. Il faudrait donc voir les vêtements comme des déguisements qui viennent avec des super-pouvoirs, et décider quand/comment on souhaite s’en servir (à condition que ce ne soit pas trop contraignant, comme d’autres exemples de l’article le montrent, malheureusement).

Car s’habiller peut aussi être quelque chose de créatif qui nous apporte du bien-être. Il y a des jours où je suis super contente de me lever (c’est rare, je vous rassure) parce que j’ai trop envie de porter une tenue que j’ai sélectionnée la veille (une vieille habitude qui date de mon enfance où je préparais mes vêtements pour le lendemain sur une chaise, en assortissant ma culotte et mes chaussettes à ma tenue). Certains vêtements peuvent me donner confiance en moi, me faire me sentir belle et me donner l’énergie de déplacer des montagnes. Comment peut-on encore dire que la mode et les vêtements sont superficiels, quand on voit l’influence qu’ils ont sur notre état d’esprit, notre confiance en nous et nos actions ?
Et quelle joie quand on me félicite sur une de mes tenues ! Même si j’ai tendance à toujours répondre bêtement « oh, je l’ai juste acheté dans {tel magasin} », je suis évidemment refaite pour la journée, et même plus. À 99 %, ce sont des femmes qui me complimentent sur mon style, et évidemment, ce sont les compliments que je préfère : parce que je sais qu’ils sont sincères, qu’ils n’attendent rien en retour, et que ce n’est pas une manière détournée de parler de mon corps sous les vêtements. Parce que les femmes sont aussi plus ouvertes dans leurs goûts et plus observatrices sur le “travail” accompli (et oui, c’est du taf le style !). Il y a une expression anglaise que j’adore, “man repeller”, qu’on pourrait traduire par “repoussoir à hommes”. Il s’agit, pour les femmes, de s’habiller d’une manière qui aurait pour effet de repousser les hommes, de ne pas leur plaire. Vous ne serez pas surpris·es d’apprendre qu’il s’agit de vêtements qui ne mettent pas “en valeur” le corps féminin et qui sont confortables : selon l’Urban Dictionary, ces vêtements comprennent (sans s’y limiter) « les sarouels, les boyfriend jeans, les salopettes, les épaulettes, les combinaisons, les bijoux qui ressemblent à des armes violentes et les sabots ». (À noter : Man Repeller est aussi le nom d’un blog créé en 2010 devenu un média et une marque, et dont la créatrice, Leandra Medine, a stoppé les activités en 2020, accusée de pratiquer une culture du travail toxique et un manque de diversité délibéré).
Je pense qu’on peut aussi repousser les hommes (ou en tous cas se détacher de leur regard/validation) en étant too much : en prenant une contrainte qu’on aurait intériorisée et en la poussant tellement à fond qu’on se met à leur faire peur. Vous voyez ces mecs qui disent qu’ils n’aiment pas les filles trop maquillées, que rien ne vaut les filles “au naturel” (sans comprendre que leur conception du “naturel” est en fait le résultat de beaucoup de maquillage effet nude, de blush sur les joues, de gloss effet mouillé et de mascara qui ouvre le regard) ? Et bien je n’ai jamais vu les femmes autant s’amuser que quand elles se donnent sur des make-up hyper créatifs, ou du nail art de compétition. GO girls !

La question qui me donne le plus de fil à retordre, c’est : quel serait mon look si tous les vêtements m’allaient (= si je n’avais pas intériorisé que je dois me « mettre en valeur » et porter des tenues flatteuses qui me font paraître plus mince) et si je n’avais pas de complexes à montrer certaines parties de mon corps ? Si je n’étais pas persuadée que je ne peux pas porter un gros sac sans forme parce que je suis déjà “un gros tas sans forme“ (désolée pour cette résurgence de grossophobie intériorisée), et que je dois absolument mettre des sandales à la semelle fine pour alléger ma silhouette, même si elles me font mal aux pieds et risquent de m’empêcher d’aller où j’en ai envie ? Est-ce que les bilans de colorimétrie et de garde-robe capsule sont un moyen de mieux me connaître, ou bien l’expression de nouvelles injonctions ?
Une des choses qui m’aident, c’est Pinterest. Quand ce site a été créé, je ne comprenais pas trop l’idée : “épingler” (pin) des images dans des “tableaux” (boards) ? Je faisais déjà ça dans des dossiers sur mon ordinateur, je n’en avais pas besoin. Et puis finalement, je me suis laissée prendre au jeu : d’abord grâce au principe d’enregistrement des URL d’où proviennent les images, afin de ne pas perdre leur source et de pouvoir y revenir si besoin. Ensuite, par la possibilité de suivre les tableaux d’autres personnes dont j’apprécie les goûts. Et enfin, grâce à la SURPUISSANCE de l’algorithme (attention : ne cherchez jamais (ou alors juste pour commencer) des choses dans le moteur de recherche, cherchez surtout par correspondance d’images). Quand il a compris ce que vous aimiez/cherchiez, il vous propose une infinité d’images semblables, et si en effet ce n’est pas super pour sortir de sa bulle de filtre, c’est incroyablement puissant quand on cherche à reprogrammer son conditionnement mental du beau et du style. On a tendance à minimiser l’impact de ce qui passe sous nos yeux, mais plus on s’habitue à voir des corps, des silhouettes et des looks différents, plus on reconditionne son idée du beau et de ce que veut dire « se mettre en valeur ». Chercher et enregistrer ces photos me fait un bien fou, me permet de m’inspirer de la créativité de ces femmes qui sont unapologetically elles-mêmes et me donne envie de faire pareil.
Pinterest m’aide à repérer les femmes dont j’aime le style, et je les cherche ensuite sur Instagram pour avoir accès à ce qu’elles en disent (et pour trouver des role models, car c’est ma vie). C’est ainsi que je me suis fabriquée un dossier à idées sur la mode et les vêtements, que je continue à alimenter au gré de mes découvertes : la mode devient bien plus intéressante quand on abandonne l’idée que “flatteur” signifie “avoir l’air plus mince” car ce n’est pas vrai / la liberté gagnée dans l’habillement quand on s’autorise à arrêter d’être obsédée par la perte de poids / le pouvoir dans le fait de porter des vêtements qui prennent de la place visuellement / arrêter de penser qu’il faut être esthétiquement agréable pour occuper l'espace public / s’autoriser à porter des couleurs vives no matter what / confort = pouvoir.

Une autre des choses qui éclaire ma démarche, c’est d’essayer de retrouver la joie enfantine à s’habiller, celle qui ne connaît pas “les règles”, qui ose mélanger les formes, les couleurs et les matières, et qui n’a pas peur des fashion faux-pas. C’est retrouver la liberté du jeu et le plaisir du déguisement. Ça rejoint l’idée du too much évoqué plus haut, y aller à fond, se détacher des codes et déconstruire toutes ses idées reçues. Peut-être faudrait-il s’inspirer de la fraîcheur de Tavi Gevinson à 11 ans, lorsqu’elle a commencé son blog Style Rookie (la débutante du style), avec ses looks improbables photographiés dans son jardin et son style créatif exempté de tout male gaze (tellement révolutionnaire à l’époque qu’elle a été invitée à tous les défilés de mode et est devenue la coqueluche des médias)(elle a heureusement gardé la tête sur les épaules, a créé un super média en ligne – Rookie – qui a vu émerger plein de jeunes photographes/autrices talentueuses, et mène aujourd’hui une carrière entre théâtre et cinéma). Ou alors faudrait-il, comme la responsable réseaux sociaux du média américain The Cut Katja Vujić, s’inspirer des looks de son enfance pour créer ses looks d’aujourd’hui. Ou encore, comme le théorise Emma Copley Eisenberg, embrasser notre côté Frump. Dans cet excellent article (en anglais), elle explique en 17 points (et avec beaucoup d’humour) ce qu’est le style Frump. Être Frump, c’est être à la fois féminine mais pas attirante selon le male gaze. C’est préférer le confort et la liberté à la séduction. Mais attention : être Frump ne veut pas dire s’habiller comme un sac et renoncer à la créativité autour des vêtements ! C’est plutôt refuser les codes de la féminité de l’âge adulte (censée être l’apogée de notre beauté) pour préférer ceux de la petite fille ou de la vieille femme. Selon elle, il existe même des films, des meubles, des chansons, des romans ou encore des bâtiments Frump ! Et si vous voulez voir comment ça se traduit en vêtements, tapez “Frumpy outfits” dans Pinterest (je vous préviens, j’ai épinglé toutes les photos, c’est ma nouvelle religion).
Enfin, il faut aussi se libérer de la tyrannie des magasins et repenser son rapport aux marques. Combien d’enseignes que j’adore ne proposent pas ma taille, ou bien des vêtements absolument pas coupés pour ma morphologie ? Combien de fois ai-je pleuré dans une cabine d’essayage parce que je n’arrivais pas à fermer une boutonnière ou à enfiler les manches d’une veste ? J’adorerais pouvoir m’habiller en friperie, mais trouver des vêtements qui me plaisent ET qui sont à ma taille est quasiment impossible (quand les meufs minces ne sont pas passées avant pour les porter en version oversize ou pour les recouper à leur taille). Bien sûr que les marques de fast fashion en ligne sont des aberrations écologiques qui exploitent des personnes vulnérables, mais comment s’en passer quand ce sont les seules qui proposent des vêtements stylés dans lesquels je rentre ? L’alternative idéale me semble être de me mettre à coudre mes propres vêtements, même si cela n’est pas accessible à tout le monde, demande des compétences (mon diplôme de mode me semble si loin), de la place (pour installer la machine à coudre et pour couper les pièces de tissu) et de l’argent (le tissu c’est super cher !). En attendant de me décider à me lancer, j’admire les réalisations de celles qui osent, et j’ai été marquée par cette réflexion de Marie Le Douaran :
« Petit à petit, mon placard se remplit à la faveur de mon temps libre, et se déleste du temps insuffisamment payé à d’autres. Peut-être que c’est un vrai rapport au monde, cette histoire de couture. Un rapport au temps, qu’il me faut libérer pour obtenir un vêtement, et à la liberté, qui demande du temps. Un rapport au monde, donc, mais aussi la possibilité d’avoir un pardessus en tissu déperlant, très utile quand le monde déverse des seaux de merde aux infos. »
Alors voilà, je crois qu’in fine, tout ceci est vraiment une question de temps. Du temps nécessaire pour faire mûrir cette réflexion, pour ébranler puis faire s’écrouler des années d’obsessions et de règles associées aux vêtements. Repérer mes automatismes, les questionner. Me demander si j’ai envie de continuer à souffrir, à laisser les vêtements m’empêcher d’être au monde et de le parcourir comme bon me semble (non). Retrouver la joie de m’habiller, reconnaître à quel point une tenue qui me plaît et dans laquelle je me sens bien peut me donner de la force et me faire me sentir en paix avec moi-même (et combien des vêtements qui me serrent et me mettent mal à l’aise peuvent me ralentir et me gâcher la vie). Ça prend du temps, ce n’est pas linéaire et c’est normal de ne pas réussir immédiatement. Jour après jour, pas après pas, essayage après essayage, je me rapproche du but : me sentir bien et me sentir moi dans mes baskets, que ça me « mette en valeur » ou non. Avec vous ?
Dans cette rubrique, je vous raconte les coulisses de la newsletter, les œuvres qui m’ont aidée à l’écrire et les étapes par lesquelles je suis passée. Promis, vous saurez TOUT.
1 – Dans le premier épisode de cette newsletter, j’avais abondamment cité Selfie de la journaliste et autrice Jennifer Padjemi, et j’avais raconté dans les Coulisses avoir été une fervente lectrice de la newsletter What’s Good qu’elle a tenu pendant plusieurs années avec la journaliste et autrice Mélody Thomas. Mélody est journaliste mode (elle a longtemps été cheffe de la rubrique mode de marieclaire.fr et est depuis peu freelance) et prof en « fashion criticism » (j’adore) à l’antenne parisienne de l’école de mode new yorkaise réputée Parsons. Je n’avais pas lu son livre avant de préparer cette newsletter (pensant bêtement qu’avec mes études de mode, je n’allais pas apprendre grand chose) et je me suis mordue les doigts de ne pas l’avoir fait plus tôt. La mode est politique contient 27 essais autour de 27 mots, et explore les liens entre femmes, vêtements et pouvoir. À travers des mots aussi différents que “âgisme”, “appropriation culturelle” ou encore “camel toe”, Mélody dresse un portrait complet et engagé des mutations de la mode de ces vingt dernières années, permettant enfin de dépasser les gros titres de l’actu (Le crop-top interdit à l’école ! Kim K. casse internet ! Arrêté anti-burkini sur les plages françaises !) pour articuler un discours profond, limpide et brillant. J’ai vraiment été bluffée par la qualité du propos, des sources et de l’écriture, notamment dans les textes Images de mode et Magazines féminins – et que dire de celui sur Kim Kardashian, où elle réussit à réunir les pensées d’Hannah Arendt, de Joan Didion et de bell hooks (de manière fluide et pas du tout poseuse), pour écrire l’analyse la plus pertinente jamais lue sur la femme d’affaires américaine. À noter que Mélody a lancé sa newsletter il y a deux mois qui promet des réflexions passionnantes, et dont le premier numéro La revanche des femmes monstrueuses résonne particulièrement avec mes interrogations stylistiques. Abonnez-vous !
2 – Women in Clothes est un de mes livres préférés, et pourtant je ne l’ai pas lu en entier – j’ai des excuses : il fait 574 pages et il est écrit en anglais. Comment puis-je déclarer que c’est un de mes livres préférés si je ne l’ai pas lu en entier ? D’abord parce qu’il est écrit en partie par Leanne Shapton – l’autrice de mon livre préféré de l’univers – et par Sheila Heti – autrice de talent qui a aussi “joué” dans mon livre préféré de l’univers. Ensuite, parce que le concept est tout simplement génial : les autrices ont mis au point un questionnaire sur le rapport aux vêtements, à la mode et au style, qu’elles ont fait parvenir au plus grand nombre de femmes possible, en essayant de varier les âges, les origines et les milieux. Elles ont recueilli plus de 600 réponses (que vous pouvez lire sur le site du projet), qu’elles ont ensuite éditées et enrichies avec des entretiens, des conversations et des projets artistiques – signés notamment Miranda July (voir ma Pochette surprise n°1), mon autrice chouchou Elif Batuman, l’actrice et réalisatrice parfois-problématique-et-parfois-brillante Lena Dunham, Molly Ringwald (l’actrice égérie des teen movies de John Hughes), Tavi Gevinson (dont je vous parlais plus haut), ou encore l’excellente autrice féministe Roxane Gay. Surtout parce que Women in Clothes aborde, à travers des textes et des images, la place qu’occupent la mode et les vêtements dans la vie d’une multitude de femmes, et répond de manière touchante, intelligente et authentique à des questions que l’on se pose toutes sur la façon dont on se présente à travers nos vêtements, et ce que le style signifie vraiment pour chacune. C’est un livre qui se picore plutôt qu’il ne se lit d’une traite (d’où le fait que je ne l’ai jamais fini même si je l’adore) et qui mélange texte, dessins et photos, tout en parlant de manière banale et quotidienne des vêtements et du style. Je pourrais passer des heures à vous lister tous les projets que j’aime et les idées qui m’ont parlé (alors que je n’ai lu qu’un gros tiers du livre), alors je vais plutôt citer un extrait que j’ai adoré, la réponse de l’autrice et poétesse Leopoldine Core à la question « en quoi la manière dont vous vous habillez est-elle importante, si elle l’est ? » :
« I hate when people say they don’t care about clothes, because it’s a lie. It’s like when writers say they don’t care about plot. Lie. We are always asking for something when we get dressed. Asking to be loved, to be fucked, to be admired, to be left alone, to make people laugh, to scare people, to look wealthy, to say I’m poor / I love myself. It’s the quiet poem in the waiting room, on the subway, in the movie of our lives. It’s a big fucking deal. »
Le livre est épuisé (même si quelques exemplaires sont disponibles à des prix raisonnables en occasion) mais une nouvelle édition est prévue pour septembre 2026 (qui sera sans doute actualisée / enrichie) : j’ai déjà hâte de l’avoir entre les mains (et je ne désespère pas d’arriver un jour à le terminer !).
3 – Troisième ouvrage incontournable (décidément, plein de gens écrivent des trucs brillants sur le sujet !) : la BD Des idées dans la garde-robe – grosse philosophie de la mode, écrite par la philosophe et journaliste Juliette Ihler et illustrée par la talentueuse Cécile Dormeau – c’est ma cop’s et elle lit la newsletter, COUCOU CÉCILE ! Grâce à Odette et Jean-Claude – une gourou de la mode sexagénaire et un cochon d’Inde stylé –, les autrices reviennent sur l’histoire de la mode à travers une approche philosophique et sociologique, et répondent à des questions passionnantes : pourquoi la mode serait-elle forcément un truc de femmes ? Pourquoi est-ce si bon de s’acheter de nouveaux habits ? Ou encore pourquoi se sent-on plus puissant·e avec un chapeau ? C’est didactique ET drôle, on apprend plein de choses et on se marre beaucoup (pas remise du titre de la thèse d’Odette à l’Institut français de la mode, intitulée Those shoes with that dress ?), le tout avec des dessins et des couleurs magnifiques (j’aurais dit la même chose si c’était pas grâce à ma cop’s).
4 – J’ai commencé à vraiment écrire sur internet à mon entrée au lycée, grâce à la plateforme de blogs Skyblog (RIP). À l’époque, même si j’avais mon petit succès local, ce n’était rien à côté des Skyblogs Stars – les influenceur·euse·s de l’époque. J’étais fan de l’une d’elle qui avait environ mon âge et habitait à Bruxelles, qui écrivait des textes trOp chOuettes et qui avait l’air d’être trOp cOOl (la mode était aussi aux innovations typographiques de qualité). J’ai perdu sa trace à la sortie de l’adolescence (et au piratage de mon skyblog, mais c’est une autre histoire), mais je n’ai pas été surprise lorsque j’ai retrouvé son nom sur un roman, puis sur d’autres, puis sur un album jeunesse et enfin sur Instagram. Victoire de Changy avait continué sa route brillante, et elle était passée de Skyblog Star à autrice reconnue (en étant aussi toujours aussi belle et stylée, du genre à avoir un magazine branché qui vient immortaliser son appart et sa famille). Bref, je m’égare dans des détails qui n’ont rien à voir avec la choucroute (et encore, je ne vous ai pas encore dit que maintenant elle suivait mon travail, et qu’elle aussi lisait cette newsletter, COUCOU VICTOIRE)(vous pouvez pas imaginer comment je suis trop fière), mais elle est aussi passionnée par les vêtements, tellement qu’elle a écrit un livre dessus. Dans Subvenir aux miracles, elle répond à une invitation du musée des Confluences de Lyon, celle de choisir une œuvre de leurs collections comme point de départ et matière à un récit. En partant d’une robe de mariée du styliste lyonnais Mongi Guibane réalisée en soie blanche et fibres optiques (une robe littéralement lumineuse), Victoire déroule son rapport aux vêtements, en partant de sa propre robe de mariée – qu’en faire une fois le mariage passé, la garder comme une relique ou la transformer pour pouvoir la porter à nouveau ? C’est un livre court constitué de fragments poétiques et politiques, une réflexion sensible et délicate sur le rapport que l’on entretient avec nos garde-robes et leur évolution selon les moments de la vie. Un petit bijou.
5 – Ai-je besoin de présenter La Déferlante à mes lecteur·ice·s ? Depuis quelques années, c’est un média et une maison d’édition indépendante qui éclairent les luttes féministes, et dont chaque numéro (un par trimestre) est consacré à une thématique particulière autour d’un verbe (travailler, baiser, danser). Je ne pouvais pas ne pas vous parler de l’avant-dernier numéro donc, dont le dossier principal s’intitule S’habiller – en découdre avec les injonctions. Partant du principe que la question de l’habillement se situe à l’intersection des oppressions sexistes, racistes, validistes, classistes, mais aussi économiques et écologiques, la revue propose un super dossier qui aborde aussi bien le genre de la mode, son racisme, l’exploitation des ouvrières turques par la fast fashion, l’hyper féminité des cagoles ou encore la raison pour laquelle les personnes grosses n’ont pas le luxe de s’habiller éthiquement. J’ai particulièrement aimé l’article d’Anne-Laure Pineau L’armoire de ma mère, dans lequel elle raconte l’impossibilité pour sa mère, atteinte de la polio depuis l’enfance, de trouver des vêtements adaptés à sa morphologie et son handicap, et sa détermination à se coudre sur-mesure la garde-robe de ses rêves. Un (top) modèle !
6 – Quand j’ai partagé mes interrogations vestimentaires existentielles en story l’été dernier, ma cop’s Gabrielle (la reine des super recos) m’a écrit : il faut trop que tu lises Burnt Toast, la newsletter de Virginia Sole-Smith ! J’avais déjà entendu parler de cette autrice américaine qui écrit sur le poids, les préjugés contre les personnes grosses et contre la culture des régimes, mais je m’étais un peu vite arrêtée sur le fait qu’elle tenait surtout un podcast (écouter un podcast + en anglais = trop me demander) et qu’elle était “spécialisée” sur le rapport au poids lors de l’éducation des enfants (alors qu’elle a “simplement” écrit un livre à ce sujet, Fat Talk – Parenting in the age of Diet Culture, donc elle devait pas mal en parler pour la promo quand je l’ai découverte). Je n’avais pas poussé plus loin et une fois de plus j’ai eu tort : c’est une autrice brillante et drôle, qui partage sans tabou sa vie de mère divorcée de 44 ans, ses interrogations sur la stigmatisation des personnes grosses, les fringues, la nourriture, le sexe, la vie… Elle tient donc un podcast mais aussi une newsletter qui sont (malheureusement, mais tout travail mérite salaire) payants. C’est quand même super de la suivre sur Substack pour voir les sujets qu’elle aborde et lire parfois des posts gratuits. Elle est accompagnée sur ce projet par la productrice Corinne Fay, qui tient aussi sa propre newsletter, Big Undies, entièrement dédiée aux vêtements, au style, et à la place que prend le fait de s’habiller dans nos vies. Certains de ses posts sont payants, mais beaucoup sont (en partie) gratuits, notamment ses questionnaires de style avec de nombreuses invitées (dont Virginia Sole-Smith, qui y parle du crop top de la crise de la quarantaine, ou encore mon autrice chouchou Carmen Maria Machado, grâce à qui j’ai découvert Emma Copley Eisenberg et le concept du Frump). Il est important de dire que Corinne Fay et Virginia Sole-Smith sont des femmes grosses et qu’elles réfléchissent beaucoup à l’incidence que ça a sur leurs envies / manques / problématiques liées à la mode, et ça fait du bien. C’est vraiment un plaisir de les suivre, et je pense qu’elles sèment des graines dans mon cerveau qui m’aident chaque jour à être un peu plus à l’aise avec mon corps et mes vêtements.
7 – Je termine ces trois tonnes de recommandations par un drôle de petit livre d’une autrice que je n’avais jamais lu, et que j’ai repéré dans la bibliographie de Victoire de Changy. Dans Dressing, Jane Sautière évoque les vêtements de sa vie et égrène chaque coupe, chaque style, chaque couleur, chaque étoffe comme autant de souvenirs de moments passés. La forme est fragmentaire et poétique, précise et nostalgique, et donne envie d’à son tour ouvrir les portes de notre penderie pour un voyage dans la mémoire de nos vêtements.
Dans cette rubrique, je donne la parole à l’intimité de quelqu’un·e d’autre que moi, à d’autres vies que la mienne. Chaque mois, je lance un appel à participations sur mon compte Instagram en indiquant la thématique de la prochaine newsletter, et je recueille des témoignages via un formulaire anonyme. J’en choisis un (c’est souvent difficile, pardon à celleux qui me font la gentillesse de se confier et à qui je ne donne pas suite !), je le digère, je pose parfois quelques questions supplémentaires, puis j’écris ma version, ce que j’en ai compris, ce qui m’a touchée, ce que j’en ai gardé. Pour cette édition, j’avais envie de vous partager l’histoire d’une personne qui avait vécu un changement de style radical, dans un processus de transition de genre ou d’affirmation de son orientation sexuelle non hétéro. Anne-Fleur a répondu avec enthousiasme à mon appel à témoignages, et j’ai été très flattée qu’une autrice que j’admire (lisez ses Nuits bleues !) me confie son histoire (c’est malin, maintenant j’ai la trouille de ne pas être à la hauteur).
Qu’est-ce que nos vêtements disent de nous, de notre place dans la famille et dans la société ? À quel point performe-t-on son genre en s’habillant ? Et comment est-ce que cela infuse notre propre perception de nous-même, de qui on est et d’à qui l’on doit plaire ?
Quand Anne-Fleur réfléchit aux vêtements de son enfance, il y en a deux dont elle se rappelle parfaitement. Elle les voit encore quand elle ferme les yeux.
Le premier, c’est un mini-top en tissu extensible gaufré jaune et rose, typique de la fin des années 1990, qui laisse voir le nombril et moule ses seins naissants. Elle en a rêvé pendant des mois et finit par le trouver un jour, posé sur son lit en rentrant de l’école, pour la récompenser de ses bonnes notes. En le portant, elle se sent comme ses idoles, Britney Spears et Alizée en tête, féminine jusqu’au bout des ongles (vernis). Il faut dire qu’elle est une très jolie petite fille et qu’elle a compris inconsciemment qu’elle attirait les regards et la sympathie autour d’elle lorsqu’elle performait son rôle de “mini princesse”.
L’autre vêtement dont elle se souvient n’a jamais été le sien. C’est le cadeau de rentrée en CP de sa petite sœur, M. : un short orange de construction avec plein de poches, parfaitement raccord avec ses cheveux courts et son envie de ressembler à un garçon. Ce short n’appartient pas à Anne-Fleur, mais au plus profond d’elle-même, elle en rêve. Pourtant, JAMAIS elle n’aurait demandé à en avoir un, ni ne l’aurait mis.
Les deux vêtements disent le style de chaque sœur, les cases dans lesquelles on les a mises et les rôles qu’elles ont accepté de prendre : la princesse et le garçon manqué. Puisque c’est insupportable pour M. d’être une fille, Anne-Fleur se dévoue.
Au collège et au lycée, Anne-Fleur devient Hannah Montana : une héroïne hyper populaire, super canon, avec qui tout le monde veut être ami·e et que tous les garçons convoitent. Elle fait de la danse, porte des jeans taille basse et des T-shirts décolletés, ajoute des chaussettes molletonnées dans ses soutien-gorges, recopie les looks de Britney et de Rihanna. Elle est la parfaite bimbo des années 2000, avec ses contrefaçons Guess et Von Dutch, sa ceinture rose et son string qui dépasse du jean. Elle a beaucoup d’amies, une immense bande de filles pour qui elle ressent une grande affection, mais aucune compétition – elle préfère les aider à se mettre en valeur et leur apprendre à bien appliquer du mascara. Comme les héroïnes des comédies romantiques qu’elle adore, elle se met à sortir avec des garçons, sans comprendre pourquoi elle ne ressent rien avec eux : est-ce qu’elle est frigide ? L’année de sa seconde, elle se met enfin à “ressentir des trucs”, mais pour une copine pendant les vacances. Le Dico des filles est formel : c’est normal à l’adolescence de ressentir du désir pour ses copines, de s’embrasser pour “essayer” et de se faire des massages. À l’infirmerie du lycée où elle se rend souvent pour des chutes de tension, une affiche « Si vous êtes homosexuel, ce n’est pas grave » en côtoie une autre qui alerte sur les dangers du Sida : est-ce qu’elle est malade ? Elle se dit alors que ce n’est pas pour elle, qu’elle ne rentre pas dans cette case. Surtout que sa sœur a toujours été très claire : elle, elle aime les filles. Alors puisque c’est insupportable pour M. d’être hétéro, Anne-Fleur se dévoue.
Une fois son bac en poche, Anne-Fleur arrive à Paris pour faire des études de lettres. En rupture avec sa famille, elle s’installe dans une chambre de bonne pas chauffée du quartier latin, et se met très vite à travailler comme serveuse dans un café en bas de chez elle. Fan d’Amélie Poulain et de Mad Men, elle délaisse son costume de bimbo pour un uniforme de serveuse pin-up des années 1950, naïve et ingénue, toujours agréable, même face aux propositions indécentes et aux mains baladeuses des clients du café. Elle sait qu’elle plait aux hommes, ça la rassure, mais eux ont arrêté de l’intéresser.
Car loin de chez elle, de ses parents et du rôle qu’elle s’était forcée à tenir toutes ces années, Anne-Fleur réalise qu’elle aussi aime les filles. Problème : son style vestimentaire n’est pas du tout assez lesbien, elle doit impérativement arrêter les talons et les robes qui tournent si elle veut plaire aux filles. Elle adopte alors ce qu’elle croit être l’uniforme de la lesbienne (elle le connaît, elles sont toutes habillées comme ça à la Wet) : un jean, un T-shirt blanc aux manches retroussées et un blouson en cuir. Elle conserve quand même son rouge à lèvres qu’elle adore, mais lorsqu’elle doit réenfiler des robes pour des événements, à de rares occasions, elle ne se sent pas à l’aise : elle a ’impression de porter de vieilles mues, d’anciennes versions d’elle-même, de l’époque où elle cherchait désespérément à être intégrée et validée par les hommes la société. Elle se met à maudire son corps qui ne correspond pas à son identité sexuelle, et ses seins trop gros deviennent une malédiction. Une hyperféminité exsude de tous ses pores et elle ne sait pas qu’en faire.
C’est à ce moment qu’elle rencontre S. et le coup de foudre est immédiat et réciproque. S. est hyper sûre de qui elle est dans le monde. Elle a inventé son propre style qui fonctionne à chaque fois, ses vêtements et son allure sont l’expression même de qui elle est à l’intérieur ; elle a toujours eu un goût très sûr et sait parfaitement en dessiner les contours depuis sa naissance. Anne-Fleur se sent alors démunie : comment se fait-il qu’elle, elle ne se soit jamais trouvée ? Qu’elle ait toujours l’impression d’être déguisée lorsqu’elle s’habille ?
S. et Anne-Fleur quittent Paris pour Concarneau, en Bretagne. Quand elles décident de se marier (fan de comédies romantiques un jour, fan de comédies romantiques toujours), Anne-Fleur est prise de panique : comment va-t-elle s’habiller ? Elle, qui a grandi en rêvant de porter une robe de princesse le jour J, annule sa séance d’essayages, terrorisée à l’idée de continuer à ne pas se ressembler. C’est finalement S. qui l’aide à trouver sa tenue de mariage : un pantalon crème taille haute, un gilet structuré assorti, un maillot de bain comme body et des talons Jacquemus à plateforme. Elle se sent bien dans sa tenue, mais a conscience d’avoir une fois de plus été habillée par quelqu’une d’autre (comme par sa mère quand elle était petite), quelqu’une qui sait mieux qu’elle qui elle est.
Le mariage agit sur elle comme un révélateur : maintenant qu’elle a trouvé la femme avec qui elle a envie de vieillir, elle peut s’accorder le temps de se trouver elle-même. Le lendemain du mariage, elle prend la première décision de sa vie qui soit vraiment la sienne : elle se rase la tête. Devenue invisible aux yeux des hommes (ce qui ne lui était plus arrivé depuis ses 8 ans), elle ressent un soulagement immense. Si elle cherche d’abord à chasser tous les signes féminins chez elle (jusqu’à réfléchir à se faire enlever les seins), elle entreprend ensuite un profond travail psychothérapeutique pour accepter sa part féminine tout en se débarrassant de son hétérosexualité intériorisée.
Elle – qui avait toujours porté des vêtements pour qu’on remarque son corps, mue par une compétition inconsciente avec les femmes et à la recherche perpétuelle du désir et de l’approbation des hommes –, se trouve aujourd’hui remarquable simplement parce qu’elle existe, parce qu’elle a choisi ses vêtements, et parce qu’on sait qui elle est en voyant comment elle s’habille. Aidée par S., elle décide de tirer un trait sur les vêtements dans lesquels elle étouffe, conçus pour qu’elle se sente mal, toujours trop ou pas assez. Car comment savoir qui on est si on se déteste, si on déborde des vêtements qui nous font haïr nos corps ? Le male gaze s’en fout qu’on étouffe, la société aussi.
S. apprend à Anne-Fleur à assortir les couleurs, à faire du shopping sans se soucier des genres des rayons (le saviez-vous : les vêtements pour hommes sont de meilleure qualité, avec des tissus plus lourds et des coupes plus confortables, quand les vêtements pour femmes sont faits pour être perpétuellement rachetés, cheap et mal coupés), à chercher de l’inspiration sur Pinterest. Elle ose désormais la couleur, porte des casquettes et des chemises d’homme, continue de se maquiller et de se vernir les ongles. Elle décrit son look comme étant “fem confortable” : elle s’habille toujours de manière sexy, mais le sexy d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec le sexy d’hier, où elle essayait de combler les attentes des hommes. Aujourd’hui, elle se sent sexy parce qu’elle a vraiment confiance en elle, qu’elle est à l’aise dans son corps et qu’elle n’a plus l’impression d’être déguisée. Elle se trouve enfin belle, et ça lui suffit. Elle joue avec les formes, avec les styles, avec les textures. Sortir des attentes de l’hétérosexualité lui a permis de se libérer de la tyrannie des vêtements et des injonctions du patriarcat. Être lesbienne lui a ouvert la porte vers un monde de possibles : elle n’est plus obligée de performer le genre qui lui a été assigné, ne se sent plus forcée à se conformer à des canons de beauté, et a enfin trouvé une manière de s’amuser et de se ressembler grâce à ses vêtements. Elle sait qui elle est, et a enfin la possibilité de le montrer au monde entier.
Au Panthéon de mes artistes préférées, il y a Albertine Meunier et son projet My Google Search History dans lequel elle compile TOUTES ses recherches Google depuis 2006, qu’elle donne à voir au public à travers des expositions et des éditions (et on peut même les consulter en temps presque réel ici). Pionnière de l’art numérique, elle a compris avant tout le monde (et avant que Google ne veuille en tirer des profits) le potentiel sociologique et poétique de nos recherches sur internet, et j’adore le portrait en creux de sa vie qu’elle dessine (même si je soupçonne Albertine d’utiliser parfois la navigation privée pour certaines recherches). Quand j’étais au Canada, j’avais pris l’habitude de partager une sélection de mes recherches Google sur mon Tumblr comme prétexte pour raconter certaines anecdotes. En hommage à Albertine et à mon moi de 2014, je poursuis cette démarche ici.
Lorsque Bertrand Cantat a tué de ses mains Marie Trintignant, j’avais 13 ans. C’était le milieu d’un interminable été dans l’ennui des longues journées étouffantes, dans la maison de mes parents aux volets fermés pour se protéger de la chaleur extrême du sud de la France. C’était l’été de la canicule – à l’époque où les canicules étaient encore des événements météorologiques extraordinaires –, on mangeait des mini Magnums et on jouait aux Sims sur l’ordinateur familial du salon. C’était la première fois que notre cousine Charlotte – la fille de la nouvelle compagne de notre oncle – venait en vacances chez nous, elle avait notre âge et c’était un peu la fête – jusque là nos cousines étaient soit 15 ans plus vieilles, soit 5 ans plus jeunes. Nous avons dû apprendre la nouvelle par un flash info sur France Inter dans la cuisine. Il y a eu quelques jours de sidération, les informations sur « le drame » n’arrivant qu’au compte-gouttes, Marie Trintignant mettant plusieurs jours (et un rapatriement en France) avant de décéder. Le temps pour les médias (et pour la défense) de construire un récit pseudo lyrique de “drame passionnel”, d’un Bertand Cantat “hanté par les remords, bouleversé de chagrin" et d’une Marie Trintignant qui l’avait “quand même un peu cherché”. À l’époque, je ne connaissais ni l’un, ni l’autre. Une de mes grandes-sœurs était fan de Noir Désir et, j’en ai encore honte aujourd’hui, mais nous lui avons demandé de nous prêter un de leurs disques. Cet été-là, Bertand Cantat a tué de ses mains Marie Trintignant, et nous, on a écouté Le vent nous portera et Des armes à fond sur la chaîne hi-fi du salon. Je me souviens que ma mère a quand même essayé d’objecter que c’était terrible d’écouter les chansons d’un meurtrier, mais nous on la trouvait vieux jeu, et on préférait répéter ce que ma grande-sœur et les médias rock qu’elle lisait disaient : personne n’était dans cette chambre à Vilnius, personne ne savait ce qu’il s’était passé, ils avaient sans doute pris de la drogue, elle n’était pas toute blanche non plus, c’était une magnifique histoire d’amour qui avait fini terriblement. Quelques années plus tard, en 2010, l’ex-femme de Bertand Cantat, Krisztina Rády, se suicidait dans la maison qu’elle partageait toujours avec le chanteur et leur deux enfants. À l’époque, les médias avaient titré sur le nouveau “drame” qui frappait le chanteur, alors sorti de prison depuis 3 ans et de retour sur scène, d’abord en solo puis avec son nouveau groupe Détroit. La famille de Marie Trintignant et ses ami·e·s – parmi lesquel·le·s Lio – dénonçaient publiquement sa remise en liberté et l’obscénité que représentait sa reprise de sa vie publique, comme si de rien n’était, et même si je les comprenais, j’entendais aussi l’autre camp dire qu’il avait purgé sa peine, qu’il avait le droit à la rédemption. Les années ont passé et il a fallu mon éveil au féminisme, le travail de nombreuses penseuses et activistes, puis le déferlement de #metoo pour que je commence à remettre en question ma perception de cette affaire et la responsabilité des médias dans la perpétuation misogyne de l’effacement des femmes et de la glorification de la violence des hommes. Il a fallu aussi que j’apprenne des faits concrets dont je n’avais pas eu connaissance à l’époque (Bertand Cantat a détruit le visage de Marie Trintignant de 19 coups de poing, D-I-X-N-E-U-F, et les coups ont été tellement violents qu’elle a eu des lésions semblables à celles des bébés secoués : arrachement des vaisseaux sanguins cérébraux, écrasement du tissu cérébral, hématomes sous-duraux et hémorragies rétiniennes) pour réaliser l’intentionnalité de la brutalité de Bertand Cantat : ce n’était PAS un accident mais bien un acharnement. C’est donc avec intérêt et repentance que j’ai regardé le docu Netflix Le Cas Cantat : de rockstar à tueur. Si la forme est clairement too much (sa réalisation est très sensationnaliste alors que l’horreur de l’affaire se suffit à elle-même) et la déontologie un peu chelou (Anne-Sophie Jahn (journaliste au Point et autrice d’un livre sur la mort de Krisztina Rády, Désir noir), est à la fois co-réalisatrice, voix off incarnée du documentaire, mais aussi filmée comme les autres intervenant·e·s face caméra) voire plagiaire (lire à ce sujet le texte impeccable de Rose Lamy dont je salue le travail phénoménal sur – entre autres – le sexisme des médias), le documentaire a le mérite de revenir de manière claire et pédagogique sur la chronologie de l’histoire, le rôle des médias et des avocats de la défense, et surtout sur les faits, preuves indéniables à l’appui. Il a le mérite de réhabiliter publiquement Lio – même si les militantes féministes ne l’avaient pas attendu pour le faire –, qui a été blacklistée pour sa défense vocale de Marie Trintignant, et de faire tout la lumière sur la mort de Krisztina Rády, victime elle-aussi (même si indirecte) de la violence de Cantat. Une fois ceci dit (et une fois le documentaire terminé), j’ai trouvé qu’il y avait quand même une grande absente : Marie Trintignant, dont on n’entend pas une seule fois la voix, et dont les images sont vite évacuées. Triste constat, une fois de plus, que les victimes intéressent moins que les bourreaux (à ce sujet, je vous conseille en passant l’excellent Lætitia ou la fin des hommes d’Ivan Jablonka). J’ai donc écumé Google et ses nombreuses pages de résultats, ne trouvant quasiment que des références à l’affaire, à ses quatre fils, aux pères de ses quatre fils et à Bertrand Cantat (Que devient le chanteur, dix-huit ans après sa sortie de prison ? Mais on s’en fout !). J’ai quand même réussi à trouver quelques instants de grâce en vidéo, dont cette interview bouleversante filmée trois ans avant sa mort, tournée à l’occasion de la sortie du téléfilm Victoire ou la douleur des femmes réalisé par sa mère, Nadine Trintignant, l’histoire du combat d’une femme pour disposer de son corps, entre la fin des années 1930 et les années 1970. Elle y parle de l’importance du féminisme, même si elle tempère en disant n’avoir pas voulu être manichéenne, se défendant de faire le portrait d’hommes monstrueux et de femmes merveilleuses, accordant aux hommes l’excuse d’être perdus au milieu de progrès sociaux arrivés “trop vite”… Mais qui sommes-nous pour la juger avec nos lunettes d’aujourd’hui ? Elle était libre, elle était intelligente, elle était belle, et je veux tout voir d’elle, notamment le documentaire Marie Trintignant : le choix du jeu, qui ne semble plus être disponible nulle part. Je veux voir tous ses films et continuer à écouter très fort sur l’enceinte Bluetooth de mon salon la chanson Pièce montée des grands jours, son duo avec Thomas Fersen enregistré quelques mois avant sa mort et que j’ai beaucoup écouté avec ma mère. Pardon Maman de ne pas t’avoir écoutée, et pardon Marie de n’avoir pas compris.
Quand il s’agit de créer et/ou d’écrire, j’adore me donner des contraintes qui m’aident à me concentrer et à ne pas partir dans tous les sens. Et en même temps, j’ai toujours un peu envie de sortir du cadre. Alors même si chaque newsletter aura une thématique que j’essaierai de traiter dans presque toutes les rubriques, je m’autorise cet espace “hors cadre” pour vous parler d’un truc qui n’a rien à voir avec la choucroute.
J’ai découvert Adèle Yon et son roman Mon vrai nom est Elisabeth en janvier dernier, quand Pauline m’a envoyé un lien vers le festival Effractions en me disant que sa programmation pourrait m’intéresser. J’ai tout de suite repéré la rencontre sur les premiers romans : trois autrices que je ne connaissais pas, dont une sortait son livre aux Éditions du sous-sol (une maison d’édition que j’adore, qui édite notamment Deborah Levy et beaucoup de non-fiction, avec une direction artistique toujours super canon, et où, si un jour j’écris un livre, j’adorerais être publiée). Immédiatement, malgré moi, j’ai ressenti de la jalousie : pourquoi elle ? Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? (Commence déjà par écrire un livre et on en parlera après, banane). J’avais envie de la détester : c’était sûrement une fille de, bien-sûr elle était normalienne ET EN PLUS super belle, son roman serait forcément nul, j’aimais pas la couv’…
Et puis le livre est sorti. J’ai commencé à lire des retours dithyrambiques, la librairie en bas de chez moi l’a mis en vitrine avec un post-it cœur qui disait « notre coup de cœur de la rentrée » et je me suis dit que j’étais un peu bête de camper sur ma jalousie. Je me suis intéressée au sujet du livre : dans la famille de l’autrice, toutes les femmes entre 25 et 30 ans se sont inquiétées pour leur santé mentale, hantées par le spectre de Betsy, l’arrière-grand-mère diagnostiquée schizophrène, lobotomisée et enfermée pendant des années dans un asile psychiatrique. Engluée dans une relation toxique et débordante de colère, Adèle Yon a elle-aussi eu peur de devenir folle, et a entrepris des recherches familiales et publiques pour en savoir plus sur cette aïeule et sa “malédiction”, malgré l’immense tabou familial et les vides dans les archives hospitalières. J’ai demandé à ma sœur de me l’offrir pour mon anniversaire, et je l’ai dévoré dès que je l’ai eu entre les mains. Il contenait tout ce que j’aimais : une écriture incarnée, une histoire vraie, des variations de formes (récit, transcription d’entretiens, textos, descriptions de photos…), une intrigue haletante et un discours féministe. J’aurais voulu qu’il ne finisse jamais, et à peine terminé, je me suis mise à le recommander partout autour de moi.
La démarche d’Adèle Yon m’a fait penser au résumé d’un autre livre que j’avais vu en librairie et dont j’avais photographié la (magnifique) couverture pour m’en souvenir. Dans Une histoire silencieuse (publié par les géniales éditions québécoises La Peuplade), Alexandra Boilard-Lefebvre part à la recherche, elle, de sa grand-mère, Thérèse, décédée à 27 ans en laissant trois enfants derrière elle, et dont personne dans sa famille ne parle jamais. En auscultant les photos et en interrogeant son entourage, elle redonne vie à cette desperate housewife québécoise, esquissant un portrait forcément parcellaire de ses espoirs et de ses déceptions. Je l’ai commandé à la librairie à côté de mon travail et je l’ai dégusté. J’ai retrouvé avec plaisir les charmes de l'oralité québécoise (j’ai vécu un an à Montréal, le saviez-vous ?)(j’ai l’impression d’être comme les gens qui ont fait Sciences Po ou HEC et qui meurent s’ils ne le rappellent pas à chaque conversation) à travers les retranscriptions d’entretiens, et j’ai vu des photographies à travers des mots. Le livre d’Alexandra Boilard-Lefebvre se base sur moins de matériaux que celui d’Adèle Yon (moins de témoins, pas d’écrits), mais son mystère et sa poésie compensent les trous de l’histoire, le flou de Thérèse.
Mi-avril, j’ai assisté à une rencontre à la super librairie Le Monte-en-l’air qui avait invité les deux autrices à venir présenter leurs livres et discuter de leurs démarches similaires. Devant une librairie pleine à craquer (à 99 % de femmes, comme d’hab), Adèle et Alexandra ont été passionnantes et surtout beaucoup trop mim’s : j’avais l’impression d’avoir une illustration vivante de la sororité sous les yeux. Car quand même, le parallèle est assez dingue : elles ont toutes les deux enquêté sur leurs (arrière-)grand-mères, effacées des mémoires sous la chape de plomb de la “folie”, elles ont interrogé leurs familles et les archives publiques, elles ont mené des heures d’entretiens, elles ont cherché leur place dans l’histoire, et elles sortent leur livre à quelques semaines d’intervalle. Pourtant, plutôt que d’être jalouses ou agacées de la potentielle concurrence et ombre que l’autre livre pourrait leur faire, elles avaient l’air d’être émues par ces ressemblances et par la portée politique de ce qu’elles avaient vérifié : dans toutes les familles, que ce soit en France, au Québec ou ailleurs, il y a des femmes qui ont dévié du rôle de bonne mère et bonne épouse, et des hommes, pères et/ou maris, qui ne l’ont pas supporté. Dans toutes les familles, il y a eu des femmes libres qui voulaient vivre comme elles l’entendaient et qu’on a muselées, enfermées et/ou charcutées sous prétexte qu’elles étaient “folles”. Mais qu’est-ce que la folie ? Et à quel point peut-elle être provoquée par des événements de la vie, notamment la maternité et la dépression post-partum, et la manière dont l’entourage (et la société) y répondent ?
Lors de la rencontre, Adèle Yon a conseillé le film documentaire Witches d’Elizabeth Sankey (disponible sur Mubi, je n’ai pas encore eu le temps de le voir mais je compte bien le faire dès que j’aurai envoyé cette newsletter) dans lequel la réalisatrice raconte sa propre expérience d’internement psychiatrique après la naissance de son fils en 2020, et explore la silenciation des femmes qui vont à l’encontre des attentes sociétales de la mère parfaite. J’en profite également pour vous conseiller l’écoute du documentaire Les fantômes de l’hystérie – Histoire d’une parole confisquée de Pauline Chanu et Annabelle Brouard pour LSD. À travers 4 épisodes, elles dissèquent les persistances de l’hystérie, couperet pseudo médical (elle a disparu du DSM (le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) depuis 1968 !) dont on sait la misogynie, mais qui continue pourtant de hanter la médecine, la psychiatrie, la psychanalyse, la politique, la justice et nos représentations. Et de disqualifier la parole, les expériences et la colère des femmes. Il y a aussi jusqu’au 18 mai au BAL une exposition de Laia Abril On Mass Hysteria – Une histoire de la misogynie (que je n’ai pas encore vue), dans laquelle l’artiste revient sur trois manifestations d’”hystérie collective” (une épidémie de paralysie des jambes dans un pensionnat catholique pour jeunes filles au Mexique, une épidémie d’évanouissements chez des ouvrières dans des usines de confection au Cambodge, et une épidémie de tics dans un lycée aux États-Unis). L’artiste propose une nouvelle interprétation de ces crises, aujourd’hui appelées “maladies psychogènes de masse”, qui voit dans ces crises psychosomatiques un langage de résistance des femmes aux systèmes d’oppression, aux douleurs collectives ou aux traumas transgénérationnels. Et enfin pour boucler la boucle, vous pouvez écouter le troisième épisode du podcast L’Écho du BAL “Résister aux représentations”, imaginé et présenté par Pauline Chanu dans la continuité de son travail sur l’hystérie, et qui reçoit – entre autres – Adèle Yon.
Nouvelle rubrique pour consigner les retours notables (et partageables) reçus suite à l’édition précédente !
Merci pour vos nombreux retours suite au précédent épisode sur mes 35 ans et mon bilan de vie : pas ce que j’imaginais enfant, mais une vie et un équilibre qui me rendent (enfin) heureuse.
Renée m’a conseillé le texte Rater sa vie, c’est déjà ça. Je n’ai pas encore eu le temps de le lire (la présente édition m’a demandé beaucoup de lectures/recherches et le début du printemps n’a pas été de tout repos), mais j’adore déjà le titre !
J’ai aussi envoyé une lettre sous un nouveau format “Pochette surprise”, parce que j’avais très envie de parler d’un sujet – les héroïnes de fiction bizarres et pas aimables – alors que ce n’était pas prévu dans mon programme éditorial (oui, je suis ce genre de personnes). Je me suis donc autorisé un peu de FOLIE avec un format plus court qui surgira de temps en temps, merci pour vos retours enthousiastes 💖
N’hésitez pas à m’écrire pour me dire ce que vous avez pensé de cette newsletter (j’en suis pas très contente, j’ai l’impression qu’elle part dans tous les sens et qu’elle n’est pas très littéraire/bien écrite), si elle vous a fait penser à des choses (culturelles ou non) que vous aimeriez partager, ou simplement pour me dire que vous me trouvez géniale, ça fait toujours plaisir (même si ma psy trouve que c’est toxique d’attendre autant la validation des autres).
Vous êtes un peu plus de 1 450 (MILLE ! QUATRE ! CENT ! CINQUANTE !) personnes à lire « La moins bonne version de moi-même » et ça me fait me sentir BEAUCOUP MOINS seule. Merci pour vos retours, merci pour vos partages et merci de me lire ! N’hésitez pas à continuer et à en parler autour de vous (pigeons voyageurs, stories insta, 4x3 dans le métro, je prends tout !) <3
mille bravos, j'ai (enfin!!!!) fini de lire ta dernière production, je te félicite...
J’adore lire votre newsletter découverte récemment. Habituellement, je zappe. Ici, je lis jusqu’au bout et j’en redemande quand c’est fini ♡