This is 35
Où il sera question de savoir quand on devient adulte, de la personne qu'on pensait devenir et de celle qu'on est devenue, d'apprendre à faire des claquettes et de la fascination pour les autres.
Cette newsletter étant particulièrement fournie, n’hésitez pas à la lire en ligne ou à bien cliquer sur “Afficher l’intégralité du message“ en bas de la page de votre boîte mail.
Je ne me souviens pas exactement comment j’imaginais ma vie à 35 ans, quand j’étais petite.
Lorsqu’on est enfant, chaque année compte comme mille ans, et un écart d’une classe semble un gouffre infranchissable, alors 35 ans ça devait m’apparaître comme l’extrême vieillesse. Pourtant ma mère m’a eu à 36 ans, mais elle avait déjà 3 enfants, dont mes 2 grandes sœurs qu’elle a eues à 18 et 20 ans. Je l’ai même vue devenir grand-mère à 41 ans, quand une de mes plus grandes sœurs a eu mon neveu à 21 ans, et je me rappelle de toutes les personnes autour d’elles qui n’en revenaient pas qu’elle soit déjà grand-mère à son âge. Quand mon autre grande sœur est devenue mère, elle avait 28 ans et était dans un couple stable depuis plusieurs années. J’avais 10 ans à l’époque et je me rappelle m’être dit que 28 ans c’était le bon âge pour avoir un·e enfant, ni trop tôt, ni trop tard. Parce qu’à l’époque, j’étais certaine que je voulais avoir des enfants, plein, une famille nombreuse comme la mienne. J’ai joué aux poupées très longtemps, et celles que je préférais étaient celles qui ressemblaient à de vrais bébés, à qui je pouvais mettre de vraies couches et serrer fort dans mes petits bras. L’année de mon CM2 - rendue difficile par une relation avec une meilleure amie pas du tout sympa, alors que je venais de sauter une classe -, je me rappelle avoir commandé à Noël deux nourrissons plus vrais que nature ainsi qu’une poussette 2 places. Je me souviens parfaitement m’être dit que la vie à l’école serait une torture de solitude, mais que la vraie vie heureuse commencerait à la maison, à m’occuper de mes bébés (alors que j’adorais l’école, j’étais du genre à pleurer le jour des grandes vacances parce que l’école allait me manquer). Peut-être me suis-je calmée dans mon envie de maternité au collège quand, en cours de SVT, la prof nous a montré une vidéo d’accouchement (je ne savais même pas que j’avais un trou à cet endroit-là, mais alors DE CETTE TAILLE ?!). Mais quand je pensais à “ma vie d’adulte”, je me voyais évidemment en couple, avec une ribambelle d’enfants. Dans ma vingtaine, je continuais à penser vouloir des enfants mais “plus tard”, quand j’aurais réglé toutes mes névroses, quand je serais prête (ce à quoi on me répondait toujours « tu n’auras jamais tout réglé, tu ne seras jamais prête »). Je me suis dit que j’avais le temps, même si ça ne m’a pas empêchée de choisir des prénoms dans ma tête (la partie la plus réjouissante pour moi). Les récits sur la maternité, le regret, les difficultés, le post-partum et les child free se sont démocratisés, et j’ai commencé à me poser davantage la question, à me demander si j’en serais capable (j’ai déjà du mal à m’occuper de moi, comment pourrais-je m’occuper aussi d’un petit être dont la survie dépend de mes actions ?). J’y reviendrai dans une newsletter dédiée d’ici quelques mois, mais aujourd’hui je n’ai aucune certitude : ni que je veux un/des enfant(s), ni que je n’en veux pas. Par contre, j’ai créé des liens extrêmement forts avec les enfants de certaines de mes amies, et je chéris ces relations particulières avec ces petites filles que j’aime plus que tout au monde. Pour l’instant, ça me suffit.
Niveau professionnel, j’ai d’abord voulu être maîtresse d’école (comme ma mère), puis chanteuse d’opéra (comme celles que je voyais aux concerts de mon père). Ensuite j’ai découvert les arts appliqués, et j’ai longtemps voulu être créatrice de mode. C’est d’ailleurs sous ce prétexte que je suis “montée” à Paris (mon rêve depuis que j’avais vu environ 500 fois Amélie Poulain), acceptée dans une grande école publique (Duperré, pour ne pas la nommer). J’ai vite abandonné la mode pour la communication, puis j’ai complété mes quatre années d’études avec deux ans de Master en édition. Arrivée au bout, j’étais toujours un peu perdue, tout m’intéressait un peu mais me lassait vite, je n’avais toujours pas trouvé ce que je voulais faire de ma vie, le “boulot de mes rêves”. Je suis partie chercher des réponses en allant vivre un an au Canada, à Montréal, et même si j’ai adoré y raconter mon voyage et ma vie sur un Tumblr créé pour l’occasion, je n’avais pas le profil d’une “influenceuse voyage”. Rentrée à Paris, j’ai vivoté pendant 2 ans entre piges pour un magazine de graphisme, remplacements au service icono des Inrocks, gestion de projets éditoriaux en freelance pour des grands groupes immobiliers et chômage. J’ai fait un bilan de compétences pas ouf avec Pôle Emploi et j’ai décidé de lister tout ce que je savais faire, tout ce que j’aimais faire et tout ce que je pouvais être payée à faire. J’ai eu de longues conversations créatives avec mon amie Julia qui m’a fait découvrir le monde merveilleux du brand content (du contenu éditorial pour des marques) et j’ai décidé d’assumer mon profil “multicasquettes” en en faisant le concept de mon CV/book/jeu de piste créé sur Instagram)(je tiens à préciser qu’à l’époque, le terme “créatrice de contenus” n’était pas du tout aussi répandu qu’aujourd’hui)(et aussi, si vous cliquez sur le lien, la nouvelle mise en page d’Insta a niqué mon effet mosaïque, et tous les comptes secondaires (pour chacune des casquettes) ont été supprimés sans que je ne sache pourquoi, mais croyez-moi, ça avait plutôt de la gueule (et je ne suis quasiment jamais fière de ce que je fais, c’est vous dire le level)). Grâce à ce CV, j’ai travaillé dans une grande agence de communication éditoriale où j’ai fini par m’ennuyer, puis je me suis occupée de la communication d’un célèbre studio de podcast où j’ai fait un burn-out et une dépression, accompagnés de deux ans de chômage. J’ai complètement revu mon rapport au travail, je ne veux plus du métier passion qui dévore et détruit, et depuis deux ans, je travaille pour un média en ligne pas très connu. Je ne vis pas pour mon travail, je le fais bien mais sans plus, et je profite de mon temps libre pour écrire pour moi. Il y a eu Anatomie d’une dépression pendant mon chômage, mon compte insta perso pendant un moment (et encore maintenant, je ne suis pas encore prête à quitter Meta), et depuis 6 mois cette newsletter, qui me rend très heureuse. Est-ce que ça suffira à me combler sur le long terme ? Je ne sais pas, mais pour l’instant oui.
Niveau amour, j’ai toujours idéalisé le couple, ceux des livres et des films, et celui de mes parents (38 ans de mariage cette année et amoureux·se comme au premier jour). J’ai longtemps attendu le prince charmant et souffert de mon célibat, puis j’ai accepté d’être surprise par la vie. Je me suis séparée à 31 ans de A. avec qui j’ai partagé quasiment 5 années et un appartement. Depuis, j’ai eu des périodes avec plein d’aventures (pas toujours très saines), des périodes de vide sentimental et sexuel choisi (très influencée par la lecture de Vieille fille de Marie Kock, ma bible tout simplement), et une histoire de quelques semaines l’année dernière que j’ai réussi à arrêter parce qu’elle ne me rendait pas heureuse. Je continue à beaucoup réfléchir à l’amour romantique, à la place énorme qu’on lui donne dans notre société, et à tout ce dont je ne veux plus. Il m’arrive d’avoir envie de sexe et/ou de tendresse, mais j’ai une flemme immense de retourner sur les applications de rencontre, alors j’attends que ça passe (et, surprise, tout passe). J’aimerais être amoureuse, mais je ne veux plus du couple conventionnel. J’aimerais ne pas avoir besoin d’amour, arriver à coucher sans m’attacher, ne pas avoir besoin de marques d’attention des personnes avec qui je relationne, mais je n’y parviens pas. Alors pour l’instant, je préfère faire sans. Être célibataire me permet d’avoir du temps pour lire, pour écrire (je n’aurais/ne prendrais pas le temps d’écrire cette newsletter si j’étais amoureuse/en couple !), pour passer du temps avec mes ami·e·s, pour profiter de ma liberté.
J’ai un souvenir très précis d’une discussion avec ma meilleure amie du collège, une autre Julia (qui est toujours la première à lire en entier mes newsletters fleuves, malgré ses 3 enfants et son boulot de médecin à l’hôpital)(je ne sais pas comment elle fait), assises sur un banc de la cour, perdues dans nos discussions sans fin (qui se prolongeaient souvent par des “mots” sur des pages et des pages de papier Diddl). On devait être en 4e ou en 3e, et je me rappelle lui avoir dit que j’avais très hâte de partir de chez mes parents pour avoir mon propre appartement, choisir ma vaisselle et avoir mes mugs rien qu’à moi. Je pense que si je me souviens de cette conversation, c’est parce que j’entrevoyais la joie de l’indépendance et de l’avenir (et que j’adorais déjà les beaux objets). Tous les soirs au lycée, je m’endormais en regardant une pub pour un parfum découpée dans Elle qui montrait une vue sur les toits de Paris. Sans le savoir, j’étais déjà en plein manifesting de la vie que je voulais. Aujourd’hui, j’habite dans un petit 2 pièces à côté du Canal St Martin, dans lequel mon amie Aurélie a vécu 10 ans avant de me passer le flambeau, il y a bientôt 4 ans. J’ai peint un mur en noir, construit une grande bibliothèque, meublé le tout avec soin. Je m’y sens comme dans un cocon, et malgré un cambriolage + une dépression, il n’a pas perdu de son pouvoir réconfortant pour moi. À chaque fois que j’arrive ou que je pars, j’embrasse du regard la totalité du salon-cuisine et la chambre-bibliothèque en enfilade, et je n’en reviens toujours pas que ce soit chez moi. Le loyer est un peu cher pour mon salaire actuel et je n’ai pas l’argent pour en être propriétaire, mais j’espère que je pourrai y rester le plus longtemps possible. Je n’ai pas envie de le quitter, ni de le partager.
Lundi dernier, j’ai fêté mes 35 ans. Malgré le nombre de bougies, j’ai toujours du mal à me sentir comme une adulte (plutôt comme plusieurs enfants dans un imperméable). Certes il m’arrive d’acheter des fleurs, je préfère ENFIN la mozzarella à la feta, je vais parfois chez le caviste et je compte m’offrir des chaussures de vieux bourge pour mon anniversaire. Certes je déclare mes impôts (même si je suis en PLS à chaque fois), je me suis déjà portée partie civile et je n’appelle pas forcément mes parents quand je m’apprête à subir une anesthésie générale. Certes je ne sors plus tous les week-ends et il m’arrive de partir en plein milieu d’une soirée parce que je ne m’amuse plus. Certes je travaille, je gagne ma vie, je gère (plus ou moins bien) mon budget, je me nourris, je me lave et je m’habille. Certes j’ai fêté mes 35 ans en passant la journée au Hammam et en séchant des draps propres au Lavomatic à 20h30 (#rocknroll). Pourtant, j’ai toujours l’impression d’être un gros bébé, et je repense souvent à cette phrase d’Ilana Glazer dans Broad City :

Je ne sais pas exactement ce que penserait la petite fille que j’étais de la femme de 35 ans que je suis devenue : pas de mari, même pas d’amoureux, pas d’enfant, pas de maison, un travail OK mais pas ouf non plus, bien loin de l’univers qui me faisait rêver alors…
J’aurais adoré être une petite fille atypique et affranchie des normes, mais malheureusement, j’étais super conformiste et tout ce que je voulais, c’était reproduire le modèle des contes de fées et de mes parents : ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Alors forcément, je pense que cette petite fille (et même la jeune fille puis femme que j’étais encore jusqu’à il n’y a pas longtemps) serait horriblement triste et déçue pour moi/elle.
Pourtant - et ça me fait HYPER flipper de le dire, encore plus de l’écrire -, je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. Vraiment.
Ça parait super cliché de dire ça, du coup j’aimerais vraiment que vous relisiez la phrase d’au-dessus, comme si c’était la première fois que vos yeux croisaient ces mots, comme si personne n’avait jamais écrit ça avant, et que vous le compreniez avec la sincérité et la surprise qui m’habitent.
J’aimerais rappeler qu’il y a 3 ans, j’avais envie de me jeter par la fenêtre tous les jours et tous les soirs. J’aimerais aussi vous dire que tout n’est pas toujours rose (ces derniers jours justement, je subis un petit creux de la vague, mais c’est un petit creux dans un océan d’étrange plénitude depuis plusieurs mois) et si vous allez mal en ce moment, je veux vous dire que je sais la douleur de voir les autres avancer quand on n’y arrive pas soi. Vous avez le droit d’arrêter de lire ce texte et de me maudire. Vous avez aussi le droit de croire qu’un jour, les choses iront un peu moins mal, que l’espoir ce n’est pas que pour les autres, et que la douleur peut s’atténuer.
J’aimerais surtout vous dire que je suis heureuse et que je ne comprends pas exactement pourquoi. Je ne sais pas à quoi c’est dû, puisque rien n’a vraiment changé. Et comme je ne sais pas comment c’est arrivé, j’ai peur que ça s’arrête à tout moment.
Quand j’ai rencontré mon amie S., il y a un an et demi, j’ai été super impressionnée par son parcours et de sa conception de la vie : 40 ans, célibataire, sans enfant, elle était rédactrice en cheffe d’un magazine féministe et très épanouie. Elle m’a raconté qu’elle n’était pas contre l’amour, le couple et les enfants, mais qu’elle avait arrêté de les attendre et de les chercher. Que si ça lui tombait dessus elle serait super heureuse, mais que si ça n’arrivait pas, elle serait super heureuse aussi. Elle avait l’air sincèrement alignée avec elle-même et épanouie, et je me suis dit que je voulais être comme elle, que je voulais son secret. Sur le papier, j’étais en phase avec ce qu’elle disait, mais je n’arrivais pas à le ressentir VRAIMENT, à être heureuse seule.
Quand j’ai appris la sortie du livre Vieille fille et son sujet, j’ai d’abord eu de la peine pour son autrice, Marie Kock. Je me suis dit qu’elle était sacrément courageuse de s’afficher publiquement comme “une femme qui n’avait pas trouvé un homme” et j’avoue, j’ai pensé qu’elle était peut-être affreusement repoussante, comme moi. Quand j’ai vu à quel point elle était belle, je n’ai pas compris. Et puis j’ai acheté son livre, et je l’ai dévoré. J’ai corné presque toutes les pages, souligné tellement de phrases, pris des notes. J’ai écouté des podcasts dans lesquels elle était invitée et je suis allée assister à une rencontre avec elle dans une librairie parisienne. Elle a pulvérisé toutes mes croyances sur le couple, l’amour et le bonheur, et son livre m’a libérée d’un grand poids. Mais il m’a aussi fait m’interroger : si l’amour et le couple ne sont plus mon but dans la vie, par quoi est-ce que je les remplace ? Qu’est-ce que je fais de ce vide, si je ne le comble ni par des enfants, ni par un amoureux ? Je me suis dit qu’elle, elle le comblait par son activité intellectuelle, en écrivant et publiant des livres acclamés par le public et la critique. Mais comment faire quand on avait pas ce talent ? Même si j’étais d’accord avec la thèse de son livre et que j’avais envie de ressentir ce qu’elle ressentait, je n’y arrivais pas (et c’est pas faute d’avoir essayé).

Au plus fort de ma dépression, j’étais obsédée par la question du sens de la vie. À quoi ça sert ? C’est quoi le but ? Qu’est-ce qui peut vraiment rendre heureux·se ? Les petits plaisirs (manger une glace, avoir un fou-rire, voir le soleil se lever), ça me semblait dérisoire. J’avais l’impression que les gens étaient dans le déni du vide de l’existence, qu’ils le comblaient avec des choses superficielles.
Et puis ça m’est tombé dessus, pour de vrai. Moi aussi je suis devenue heureuse, alors que rien de fondamental n’a changé dans ma vie.
J’aime mon indépendance, ma vie, mes choix. J’aime mes ami·e·s, les enfants de mes ami·e·s, ma famille. J’aime manger de bonnes choses, lire des livres, faire des projets, écrire. J’aime me balader dans la ville, regarder le ciel et rendre des services à inconnu·e·s. Je n’ai pas envie des montagnes russes de l’amour, des compromis du couple, de la fatigue du quotidien avec un·e enfant. J’ai parfois envie de sexe, et parfois pas. Si j’étais en couple/avais un enfant, je ne pourrais plus faire plein de choses indispensables pour moi. J’ai besoin de cette réalisation, j’ai besoin de nourrir mon esprit, j’ai besoin de me sentir exister par moi-même.
Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de penser parfois que c’est moi qui suis dans le déni. Que j’ai baissé les bras, renoncé à mes rêves de petite fille. Que pour bien des gens, je suis un épouvantail, que je vis leur pire cauchemar. Qu’au fond je suis triste d’être seule et que je me persuade d’être heureuse pour supporter ma condition.
Quand j’en ai parlé à ma psy, elle m’a demandé pourquoi ce serait grave que je sois dans le déni ? Elle a ajouté :
« Vous avez le droit de trouver un endroit confortable avec votre réel, quel qu’il soit. »
(Ah ça, c’est bien une phrase de psy, mais je l’ai notée dans mon téléphone et elle m’aide beaucoup !)
Je pense que si j’ai autant de mal à accepter que j’aie le droit d’être heureuse alors que je ne coche pas toutes les cases d’une vie réussie, c’est parce qu’il y a un manque cruel de représentations de femmes dans mon cas dans les œuvres culturelles. L’amour et/ou les enfants sont toujours les moteurs des histoires des femmes, surtout après leurs 30 ans, et il est très rare qu’elles se passent des deux et soient présentées comme étant heureuses.
Il y a deux semaines, je suis allée voir le film L’Attachement de Carine Tardieu, avec Valeria Bruni-Tedeschi, et j’en suis ressortie très en colère. Je ne veux pas trop spoiler, mais j’ai été vraiment fâchée du portrait fait de Sandra – cinquantaine, libraire féministe, célibataire qui n’a pas d’enfant – qui se retrouve à prendre une grande place dans la vie du fils de sa voisine quand celle-ci décède lors de l’accouchement de son deuxième enfant. Sur le papier, j’avais envie d’adorer, sauf que le film tourne ÉNORMÉMENT sur la relation entre Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï, le père désormais célibataire, et sur la relation amoureuse qui va forcément advenir entre eux – comme si une femme ne pouvait pas s’attacher à des enfants sans devenir automatiquement leur mère, sans être forcément aussi “l’amoureuse de Papa”. On passe aussi d’une femme qui n’apprécie pas spécialement les enfants à un amour IMMENSE qui lui permet de faire des babysittings avec un enfant et un bébé les doigts dans le nez, sans que jamais ne soit montré que parfois, c’est épuisant et chiant les enfants.
Finalement, le film m’a laissé un goût amer en présentant une caricature de “femme féministe” qui a refusé l’amour et les enfants par conviction, et qui finalement en découvre in extremis le bonheur, rattrapée de justesse par la vie (et par son voisin).
À un moment du film, on assiste à une scène de repas où la mère de Valeria Bruni-Tedeschi raconte ses difficultés de mère de deux enfants au foyer et regrette de ne pas avoir eu le choix de s’épanouir autrement. Sa fille, Valeria Bruni-Tedeschi, lui fait alors remarquer qu’elle doit donc être fière d’elle, vu qu’elle ne s’est pas mariée et n’a pas eu d’enfant. Sa mère lui répond que pas du tout, qu’aujourd’hui sa situation de nullipare célibataire est non seulement dans l’ère du temps, mais également valorisée, que la société l’y encourage et la célèbre. Elle ajoute que la personne dont elle est vraiment fière, c’est la sœur de Valeria, qui elle a eu 5 enfants (sous-entendu, ce serait ça la vraie rébellion féministe aujourd’hui). Euh, PARDON ?! J’ai trouvé ça dingue (et faux) comme propos, alors même que le film montre précisément l’inverse (que Valeria est triste et qu’elle va trouver le bonheur dans le couple et la famille).
(J’ai découvert après coup, grâce à mon amie Sandrine, que l’autrice dont le livre est librement adapté, Alice Ferney, s’est opposée au mariage pour toustes, sous prétexte de vouloir “protéger les enfants”. J’y vois donc d’autant plus une critique de la figure de la “néo féministe” qui serait anti-mariage et anti-enfants.)
J’ai parfois l’impression de devoir lutter contre tellement d’idées reçues, si profondément ancrées, que c’est presque mission impossible de revendiquer mes choix. À une soirée il y a quelques semaines, j’ai discuté avec une connaissance que je n’avais pas vue depuis des années. On a chacune fait le point sur nos vies, et quand je lui ai dit que j’étais très heureuse sans mec/sans enfant/sans boulot de mes rêves, elle a passé 20 minutes à me dire que je me voilais la face, mais que comme j’étais encore jeune, tout allait s’arranger. J’ai trouvé ça dingue qu’elle ne me croie pas : ne suis-je pas la mieux placée pour savoir si je suis heureuse ou pas ?
Ça m’a rappelé un article écrit par l’autrice canadienne Glynnis McNicol, où elle raconte peu ou prou le même genre d’interaction – un vieux gars qui se désole qu’elle ait une vie “horrible” alors qu’elle n’arrête pas de lui dire qu’elle va pourtant très bien (heureusement, il lui propose de lui venir en aide et lui offre le steak qu’il s’apprêtait à manger pour qu’elle l’emporte chez elle)(merci Jean-Michel Jairiencompris). Elle déplore que, peu importe les accomplissements de sa vie, le fait qu’elle vive bien de ne pas avoir ni mari ni enfant la range forcément dans la catégorie des personnes qui ne savent pas ce qu’elles disent/pensent/veulent. Elle ajoute :
« Nous sommes profondément mal à l’aise avec l’idée que les femmes puissent se débrouiller seules, naviguer dans leur propre vie, et encore moins l’aimer. »
Alors oui, peut-être que je ne suis pas vraiment heureuse, mais que j’ai réussi à me persuader que je l’étais.
Mais finalement, quelle différence est-ce ce que ça fait ?
Dans cette rubrique, je vous raconte les coulisses de la newsletter, les œuvres qui m’ont aidée à l’écrire et les étapes par lesquelles je suis passée. Promis, vous saurez TOUT.
1– J’ai déjà écrit tout le bien que je pensais de Vieille fille de Marie Kock, mais si vous avez la flemme de cliquer, je vous fait un petit copier-coller : dans cet essai, la journaliste et autrice revient sur l’historique du terme “vieille fille”, son invention par des hommes qui ne supportaient pas que des femmes osent vivre sans le contrôle d’un mari et l’épouvantail qu’elle est censée représenter – une femme laide, revêche, qui a ÉCHOUÉ à obtenir l’amour d’un homme et qui en est malheureuse – alors qu’elle vit en fait sa meilleure vie. Elle y explique comment l’idéal du couple amoureux est une construction sociale et politique qui n’a pas toujours été la norme, comment le couple et la famille peuvent enfermer, et de quelle manière, tant que l’on est occupé·e à courir après l’amour et les enfants, on n’a pas le temps et l’énergie pour le reste (la création et les revendications politiques), ce qui arrange bien les puissants. Elle y raconte l’importance d’un amour des autres dénué du désir de possession et du besoin de validation. De savoir qui l’on est sans le miroir d’un enfant ou d’un compagnon. D’arriver à aimer de manière désintéressée. Sa proposition n’est pas forcément de renoncer à l’amour, mais de ne pas le considérer comme le socle du bonheur ; de ne pas lui fermer la porte, mais d’arrêter de lui courir après. Ce livre a fait l’effet d’un détonateur et a pulvérisé toutes mes croyances sur le couple, l’amour et le bonheur. Il m’a libérée d’un grand poids mais m’a aussi fait m’interroger : si l’amour et le couple ne sont plus un but dans la vie, par quoi est-ce qu’on les remplace ?
2– Depuis que j’ai découvert son travail et son parcours, je suis devenue la fan n°1 de Glynnis MacNicol. Journaliste et autrice canadienne expatriée à New York, elle écrit pour des titres prestigieux comme le New York Times, le Guardian, Vogue ou encore The Cut. Elle a également écrit deux livres, dont No One Tells You This écrit juste après ses 40 ans, où elle raconte le bonheur de sa vie célibataire et sans enfant (mais pas sans vie sentimentale, ni sans le bonheur de connaître les enfants de sa sœur et de ses ami·e·s). Alors certes le livre est en anglais, mais j’ai trouvé qu’il se lisait très facilement (ou alors mon niveau s’est amélioré à force de lire des articles et newsletters en anglais) et j’ai corné environ UN MILLIARD de pages tellement tout ce qu’elle y raconte me parle. Au hasard, cette phrase : « If this story wasn’t going to end with a marriage and a child, what then ? Could it even be called a story ? », mais elle souligne aussi le fait que les femmes seules sont toujours considérées comme des espaces à remplir et qu’elles sont condamnées à être envisagées à l’aune de ce qu’elles ne sont / n’ont pas (cette tragique phrase qu’on peut entendre après le décès d’une femme : « Au moins, elle n’avait pas d’enfant »). Elle s’interroge aussi sur les événements marquants et autres célébrations dans la vie d’une femme, lorsqu’il n’y a ni mariage ni naissance : comment marquer l’évolution de son existence ? N’est-on vouée qu’à assister (et organiser) les célébrations des autres ? Elle raconte la difficulté à suivre un chemin quand on a si peu de représentations et de modèles, mais aussi le bonheur et la libération à non seulement s’autoriser à être seule, mais même à PRÉFÉRER l’être. Elle milite également pour revaloriser le célibat et la capacité à se débrouiller par soi-même, de ne plus le voir comme un défaut et une faiblesse, mais pluttôt comme un force de caractère et un choix. Je vais m’arrêter là avant de vous recopier l’entièreté du livre, mais vraiment c’est un must-read dont la lecture m’a confortée dans ma trajectoire de vie. Je n’ai pas (encore) lu son deuxième livre, I’m Mostly Here To Enjoy Myself, qui est consacré à son début de cinquantaine et au plaisir – notamment en venant vivre à Paris, en couchant avec des hommes plus jeunes et en mangeant des choses délicieuses – mais je valide complètement ce programme. À noter que Glynnis a aussi une newsletter Substack, dont j’ai particulièrement aimé ce texte sur le film An Unmarried Woman qui a l’air super (si quelqu’un·e sait comment le voir, je suis preneuse !).
3– Par la force des choses (et les sujets qui m’intéressent), je ne lis pas souvent de littérature étrangère autre qu’anglophone (et un peu de japonais et de coréen), et c’est un tort. L’année dernière, j’ai lu pour la première fois une autrice géorgienne, Tamta Mélachvili, dont le pitch du livre m’avait séduite. Merle, merle, mûre (j’adore ce titre !)(traduit par Alexander Bainbridge et Khatouna Kapanadzé) raconte l’histoire d’Eteri, une femme d’une cinquantaine d’année qui possède une boutique de parfums, savons et lessive dans une petite ville reculée. Elle vit seule, est célibataire et n’a jamais fait l’amour. Elle profite des petits bonheurs du quotidien (les mûres sauvages, le chant du merle, les pâtisseries) et économise pour vivre une retraite confortable, mais est la source de railleries de la part de ses “amies”, toutes mariées, qui ne comprennent pas son mode de vie. Un jour, à la faveur d’un orage et d’une livraison de lessive, la rencontre avec un homme de son âge la pousse à vivre son désir pleinement. Pourtant, même si cette soudaine passion la fait chavirer, pas question pour elle de changer ses plans, de se mettre en couple et d’avoir à sacrifier ses économies, sa tranquillité et son temps à s’occuper d’un homme. J’ai adoré ce portrait de femme libre et indépendante, qui suit farouchement ses envies sans se soucier du regard des autres. J’ai moins aimé la fin du livre – un peu étrange –, comme si l’autrice ne savait pas comment terminer simplement son histoire, mais ça ne m’empêche pas de penser souvent à Eteri. À noter que le livre a été adapté au cinéma sous le titre Blackbird, Blackberry, réalisé par Elene Naveriani, et que c’est un film splendide, lent et poétique, qui dresse un portrait magnifique de son héroïne et de la Géorgie.
4– Je voue une passion à Leslie Jamison, romancière et essayiste américaine, dont je vous ai déjà parlé (son livre Récits de la soif – de la dépendance à la renaissance était dans les recommandations de ma newsletter de janvier, « Déboire »). Je me suis donc jetée sur son nouveau livre Splinters, qui vient d’être traduit en français par Nathalie Bru (traductrice de plein de livres que j’ai aimés dernièrement) sous le titre Esquilles. Même si je suis ravie que les éditions Fayard aient décidé de garder la couv originale (mais pourquoi avoir changé la typo du titre pour ce gribouillis moche ?)(du coup j’ai illustré avec la couv US), je ne valide pas du tout ce titre – qui signifie « petit fragment complexe (d’os, de matériau) » – qui n’est pas très parlant et qui n’est à mon avis pas un très bon choix pour que ce livre trouve son public. Pourtant, c’est un bijou : une réflexion nourrie de références culturelles sur ce qu’être une femme libre, à travers les expériences de la maternité et du couple. Leslie Jamison raconte sa propre expérience, la naissance de sa fille et son divorce, alors qu’elle n’est mère que depuis un an. Le couple peut-il résister à l’arrivée d’un enfant ? Comment faire de la place au père de son enfant, quand on a grandi seule avec sa mère ? Peut-on être à la fois mère, amante, autrice et enseignante ? Un livre sublime, plein de réflexions profondes, drôles et déchirantes, de sensations, de couleurs et d’odeurs.
5– J’ai découvert les livres de Sigrid Nunez fin 2023, à la faveur d’une story de la traductrice Céline Leroy (traductrice de talent, notamment de Queen Deborah Levy). Elle y parlait de son dernier livre The Vulnerables (pas encore traduit en français), une autofiction « gravement tendre et drôle ». Elle louait sa capacité à travailler l’anecdote sans tomber dans l’anecdotique, et définissait l’autrice comme « un baume ». Forte de ma nouvelle passion pour les bibliothèques (une astuce qui a révolutionné ma gestion déplorable de l’argent !), j’ai alors emprunté et lu avec délectation ses deux derniers romans : L’Ami et Quel est donc ton tourment ?, tous deux traduits par Mathilde Bach. Dans ces deux romans, on suit un double de l’autrice, sans enfant ni compagne·gnon, et l’intrigue ne tourne jamais autour de l’amour ou de la famille. Elle y parle délicatement de l’altérité, des amitiés, de la perte, des relations hommes/femmes (particulièrement de la position parfois abusive des hommes mentors dans le milieu universitaire et littéraire américain), des femmes qui décident ce qu’elles veulent faire de leur vie et de leur mort, des animaux et des lieux. Si vous êtes allé·e·s voir le beau dernier film de Pedro Almodovar avec Tilda Swinton et Julianne Moore La Chambre d’à côté, sachez qu’il est adapté de Quel est donc ton tourment ?, et qu’une adaptation de L’Ami est aussi en cours, avec Naomi Watts (et un grand chien) dans le(s) rôle(s)-titre(s).
6– À part les livres de Sigrid Nunez et Tamta Mélachvili, je n’avais pas beaucoup d’exemples fictionnels pour enrichir la thématique de cette newsletter. J’ai donc passé un appel en story sur mon compte Instagram : si le Test de Bechdel permet d’homologuer les œuvres qui 1/ comportent au moins deux personnages féminins qui sont nommés 2/ qui discutent ensemble 3/ d’autre chose que d’un homme, j’ai proposé de créer une alternative. Pour passer le Test de Martine, les œuvres culturelles devaient avoir pour personnage principal une femme ayant dépassé la trentaine, célibataire et sans enfant, épanouie dans cette situation, et dont l’intrigue ne consiste pas à la suivre en train de chercher à y remédier (chercher l’amour, abandonner ses rêves ou sa personnalité pour être en couple, faire un enfant). Tout le monde s’est bien creusé la tête et a convenu qu’en effet, on manquait cruellement de représentations culturelles à ce niveau. Quelques œuvres ont quand même passé le test (même s’il est intéressant de noter que souvent, lorsque ce genre de personnages existe, c’est dans un monde post-apocalyptique, ou alors qu’elles remplissent le “vide” de leurs vies avec une activité hors du commun). Je ne les ai pas toutes vues/lues, mais je les répertorie ci-dessous :
LIVRES ~ Merel de Clara Lodewick (une BD qui a l’air géniale !) / Consumée d’Antonia Crane (les mémoires d’une travailleuse du sexe, ça a l’air ouf) / Éden et La vérité sur la lumière d’Auður Ava Ólafsdóttir (certaines adorent, d’autres s’ennuient) / Admirable – l’histoire de la dernière femme ridée sur Terre de Sophie Fontanel (qui sort en poche en juin) / La petite mort de Mary Gordon / Il y a longtemps que je t’aime de Marie Spénale (il y a eu un mari, mais il est mort) / Encabanée de Gabrielle Filteau-Chiba / Frapper l’épopée de Alice Zeniter / Les voleurs d’innocence de Sarai Walker / Célèbre de Maud Ventura / La Jurée de Claire Jehanno / Dolorès ou le ventre des chiens de Alexandre Civico / Les bruits du souvenir de Sophie Astrabie / Sur les ossements des morts de Olga Tokarczuk / Le mur invisible de Marlen Haushofer / Croire aux fauves de Nastassja Martin
FILMS ~ Julie en 12 chapitres de Joachim Trier (dont le titre original est quand même “la pire personne du monde”) / Toni Erdmann de Maren Ade (avec Sandra Hüller avant la hype d’Anatomie d’une chute) / Dans la cuisine des Nguyen de Stéphane Ly-Cuong (qui vient de sortir et que j’aurais adoré aimer, malheureusement les bons sentiments ne font pas les bons films) / Frances Ha de Noah Baumbach (un de mes films préférés, du coup je lui permets une dérogation même si le personnage est un peu trop jeune) / Certaines femmes de Kelly Reichardt / Spinster de Andrea Dorfman (j’adore Chelsea Peretti, j’espère qu’il va sortir en France !) / Lola Versus de Daryl Wein (comment, un film avec Greta Gerwig que je n’ai pas vu ?) / Célibataire mode d’emploi de Christian Ditter (qui est l’adaptation d’un livre, les personnages ont été rajeunis de 10 ans pour le film) / Derrière les fronts de Alexandra Dols
SÉRIES ~ Somebody Somewhere (recommandée un milliard de fois par plein de personnes en qui j’ai vachement confiance, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas encore regardé)(ah oui, il me manque un abonnement Canal) / l’épisode de Chef’s Table sur Jeong Kwan / Fleabag de Phoebe Waller-Bridge (que j’aime d’amour, mais je trouve que l’intérêt romantique autour du Hot Priest l’exclut un peu du Test de Martine) / Samantha dans Sex and the City (même si ce n’est pas le personnage principal)
La première fois que j’ai vu D., c’était en 2017, à un événement organisé par un institut de formation en création visuelle, auquel appartenait un magazine de graphisme pour lequel j’écrivais de temps en temps des articles. C’était une journée de conférences autour des marques et des histoires, et D. intervenait en tant que directrice de création d’une grande agence de communication éditoriale parisienne. J’étais à un moment de ma vie professionnelle compliquée, où je jonglais entre des petites missions en freelance (rédaction d’articles sur le graphisme, remplacements en icono aux Inrocks, gestion de projets éditoriaux pour des grands groupes immobiliers) et le chômage. Je venais de mettre le doigt sur ce que je voulais faire dans la vie mais j’étais tout en bas de l’échelle, du côté de celleux qui galèrent et qui n’ont pas (encore) trouvé leur place. (Pour l’occasion, l’organisation avait imprimé des badges avec les noms des participant·e·s à la journée de conférences, et sous le mien il y avait écrit « journaliste » : je l’ai toujours, affiché chez moi, comme une des rares reconnaissances professionnelles du fait que je sais écrire.)
J’admirais D. parce qu’elle était directrice de création dans une des agences pour lesquelles je rêvais alors de travailler, parce qu’elle était grande, super bien habillée et douée, et parce qu’elle avait l’air d’avoir tout compris à la vie, en plus de travailler sur des projets acclamés à la fois par les client·e·s et par la profession. Lors de son intervention, elle avait parlé de la refonte de l’identité des aéroports de Paris qu’elle avait dirigée, mais aussi de sa passion pour Chantal Goya. Je l’avais adorée. Je m’étais dit que j’avais envie d’être elle, mais qu’il y avait peu de chances que ça arrive un jour, qu’on était pas du même monde (elle les gens qui réussissent, moi les gens qui doutent).
Quelle ne fut pas ma surprise, quelques années plus tard, quand D. s’est mise à suivre mon compte Instagram et à répondre à mes stories. À l’occasion d’un échange en MP, je lui ai dit que j’étais flattée d’avoir attiré l’attention de l’ancienne DC de la grande agence de communication éditoriale parisienne (elle l’avait quittée un an avant pour se lancer en solo) et elle m’a invitée à prendre un café dans ses bureaux, dans le XIe. J’y suis allée avec curiosité et timidité, et j’ai rencontré une personne délicieuse, atypique et créative, mais surtout libre. Elle m’a parlé de sa fille au nom plein de caractère, m’a glissé qu’elle dormait dans ses bureaux une semaine sur deux depuis qu’elle s’était séparée du père de ses enfants, et a évoqué avec des étincelles dans les yeux son nouvel amoureux, qui se trouvait être un homme trans. Elle m’a posé des questions sur le studio de podcast dans lequel j’avais travaillé (c’est en lisant leur newsletter, que j’écrivais à un moment, qu’elle m’avait “découverte”), sur mon parcours et sur ma vie. C’était un chouette début de matinée.
Depuis, on a pris d’autres cafés et des déjeuners, elle réagit souvent à mes stories avec des émojis flamme, parfois des messages à la graphie particulière et poétique qui sont sa marque, et elle m’a même proposé de partir en résidence d’écriture ensemble, dans sa maison de famille au bord de la mer. Elle me dit souvent qu’elle me trouve drôle et que je devrais monter sur scène pour faire rire les gens. Elle dit aussi que ce que je fais est beau, et venant d’elle, ça me renverse de plaisir. En apprenant à la connaître, j’ai découvert que bien sûr qu’on faisait partie du même monde, qu’elle aussi elle doutait. Qu’elle avait juste 15 ans de plus que moi et de l’avance sur la vie.
Pour le secret de cette édition sur les parcours de vie et les bilans aux âges “charnières” de l’existence, j’avais envie de donner la parole à une femme plus âgée que moi, à une femme qui avait passé les 50 ans et dont les questionnements étaient différents des miens. D. a accepté que je l’interviewe et que je raconte son histoire, à condition que j’en fasse quelque chose de drôle. Je ne crois pas y être arrivée, mais je suis ravie que, vous aussi, vous puissiez la connaître.
D. a grandi à Paris où elle est née, il y a 50 ans. Dans sa famille, officiellement, tout va bien. De l’extérieur, on dirait même que c’est la famille parfaite, équilibrée, où tout se passe de manière idyllique. Derrière les portes de l’appartement, pourtant, c’est une autre histoire : ses parents ne s’aiment pas (elle ne les a jamais vus s’embrasser) mais n’arrivent pas à se séparer. Très tôt, elle les voit pleurer, chacun·e de leur côté. Très tôt aussi, elle devient la confidente de sa mère, sa “meilleure copine”, qui lui parle sans détour de leur absence de sexualité. Quand elle raconte cette époque, elle dit que toute la famille se baladait avec ce chagrin.
Pour D., jeune fille sensible qui adore le romanesque, le chemin est alors clair : réussir sa vie, c’est vivre un amour en couple. C’est réussir là où ses parents ont échoué. Mais comment y arriver quand c’est son seul exemple ?
Alors quand elle rencontre A. à un concert, elle n’hésite pas. Jusqu’ici plutôt habituée à avoir des crushs dans son coin sans que personne ne vienne la séduire, elle ose cette fois dire à leurs ami·e·s commun·e·s qu’il lui plaît, puis se décide à aller lui parler et à lui donner son numéro de téléphone. Plus de 25 ans après, elle se rappelle encore de son allure, de ses chaussures, de sa voix très douce qui la désarme et de sa silhouette androgyne qui la charme.
Au bout d’un mois et demi (il a entre temps perdu et redemandé le numéro de D. deux fois à leurs ami·e·s commun·e·s), il la rappelle et très vite, iels ne se quittent plus. Elle découvre son appartement à Montmartre, sa guirlande Tsé-Tsé et son bouquet de tulipes. Iels marchent ensemble dans Paris, à la même cadence, s’arrêtent aux mêmes endroits. Iels partagent une esthétique et une douceur commune. Au bout d’une semaine, D. en est persuadée : si A. la demandait en mariage là, maintenant, elle dirait oui. Elle a récemment retrouvé une lettre de l’époque, écrite par une copine, qui lui disait : « A. c’est toi en mec ».
Dans leur couple, il n’y a pas d’assignations genrées. Elle sait conduire et nager, pas lui. Elle gagne plus d’argent. Iels s’échangent leurs vêtements, et A. plaît autant aux femmes qu’aux hommes. Quand D. tombe enceinte, c’est A. qui s’inscrit à un site pour suivre l’évolution de la grossesse et qui reçoit des mails lui annonçant : « Madame, votre enfant a désormais des ongles ». D’ailleurs ce désir d’enfant, c’est vraiment A. qui l’a fait naître chez D.
Iels forment un couple atypique et font les choses à leur manière : pas de mariage, et un enfant avant d’avoir une maison.
La grossesse se passe bien et D. donne naissance à une petite fille, à qui elle donne un prénom avec du caractère, dont le diminutif peut s’entendre comme un nom de garçon. Elle déteste la mode pour enfants alors elle teint ses bodys avec des couleurs vives et customise ses vêtements. Elle parle tout de suite à sa fille comme à une personne et l’encourage à être autonome, en confiance avec les autres, pas toujours collée à sa mère.
D’ailleurs D. a rapidement recommencé le boulot – elle travaille dans une agence de communication éditoriale spécialisée dans le luxe, et la famille compte sur son salaire pour fonctionner. Surtout, elle, qui a vu sa mère rester au foyer, ne conçoit pas une vie uniquement centrée autour de son enfant et est ravie de retourner travailler, un endroit où elle s’épanouit et s’invente complètement. Bientôt, iels quittent le XVIIIe et achètent, à 50/50, une maison à St Denis.
Quatre ans après, un petit garçon les rejoint. Très différent de sa sœur, il pleure beaucoup et a un appétit sans fin. Désireux de faire sa place, il n’aime pas voir ses parents s’embrasser et est en permanente recherche d’autorité pour être sécurisé. Avec lui, D. est poussée dans ses retranchements et apprend à le calmer par le corps, à le rassurer avec des décisions tranchées.
Avec ses enfants, D. développe une relation profondément saine. Ayant grandi avec une mère qui pouvait être jalouse des ami·e·s de ses enfants, elle tient à ne surtout pas répéter ce schéma : l’intimité de ses enfants lui échappe, et c’est très bien comme ça. Parfois, il lui arrive de réaliser qu’elle a passé toute une journée sans penser à elleux, ou sans s’inquiéter pour elleux : elle ne peut pas s’empêcher de se demander si c’est normal, si ça veut dire qu’elle ne les aime pas assez, ou qu’elle n’est pas une bonne mère.
En 2019, les enfants de D. et A. ont grandi. Père et fils sont passionnés de foot, et tous les week-ends, A. l’accompagne à ses matchs. D. est désormais directrice de création dans une grande agence de communication éditoriale, son travail est reconnu, elle gagne des prix. Et puis son père tombe malade.
D. est vraiment la fille de son père : physiquement, c’est son portrait craché. Elle ne connaît pas bien cet homme très secret et dur, avec qui elle a eu des relations conflictuelles à l’adolescence et qu’elle ne voit que rarement depuis (ses parents ont finalement réussi à se séparer au début de sa vie d’adulte, mais aucun·e n’a “refait” sa vie). Lorsqu’il déclenche une maladie neuro-dégénérative, elle va le voir régulièrement, l’aide à trier son apparement débordé d’affaires et apprécie de se retrouver enfin en tête-à-tête avec lui. Lors de ces moments privilégiés, elle est hantée par une question : qu’est-ce qu’elle aime de cet homme qui va mourir ?
Au même moment, elle rencontre V. qui travaille en freelance dans son agence. Leurs échanges dépassent très vite le cadre du travail quand il lui conseille un documentaire sur le créateur de mode Alexander McQueen, qu’elle adore sans lui en avoir jamais parlé. Elle va voir le film qui la bouleverse, et dont la musique lui rappelle la BO de La Leçon de piano, LE film qui a marqué son adolescence, qu’elle a vu plusieurs fois et montré à ses enfants, le film qui a façonné sa représentation de l’amour et du désir. Elle attend le générique de fin et y découvre le nom de Michael Nyman, le même compositeur. Elle remercie V. par texto pour son conseil, et il lui renvoie du tac-au-tac : « Michael Nyman », sans qu’elle y ait fait allusion. Elle lui répond : « Tu me transperces ».
D. se met à écouter la BO de La Leçon de piano en boucle, même si A. trouve la musique cheap. Ses échanges par mail avec V. continuent, iels se recommandent des livres, des films, des expos. Elle sent que c’est une relation particulière qui est en train de naître, une relation qui va compter. Cette relation d’abord circonscrite à l’écrit devient tellement intense qu’il lui semble qu’elle commence à prendre corps : il est temps de se (re)voir.
Ce rendez-vous a un goût de première fois : iels se racontent et il lui dit « je suis trans ». Elle ne sait pas trop ce que ça signifie (elle ne connaît alors pas la différence entre transidentité, transexualité et travestissement) mais ça ne lui pose pas de problème. Elle lui raconte sa lassitude de son travail à l’agence et son envie de monter sa propre structure, d’arrêter de se perdre dans des projets et des valeurs qui ne lui ressemblent plus. Elle lui propose de faire le grand saut avec elle : puisqu’il la voit vraiment, il saura être le gardien de cette aventure, s’assurer qu’elle se ressemblera dans ce nouveau projet. Il accepte. Il la raccompagne jusqu’au quai du métro, et lui demande s’il peut mettre sa main à lui dans la poche de son blouson à elle (où elle a déjà la sienne). Elle aquiesce.
Elle se réveille le jour d’après en se disant que désormais, elle comprend ses parents.
Le temps passe, presque deux années où D. se sent déchirée : entre un travail qui ne lui correspond plus et le risque de se lancer professionnellement en solo. Entre le calme solaire, drôle et tranquille de A., et la passion à fleur de peau avec V. qui l’encourage à être elle-même, même si c’est difficile et dangereux.
Un jour, c’est décidé, elle veut en parler à A., mais choisit d’attendre le week-end. Le lendemain, il se réveille en criant et leur discussion est orageuse. D. a du mal à définir ce qu’elle ressent pour V., elle a l’impression qu’il est son âme sœur, comme A., et elle veut les aimer tous les deux. A. répond qu’on a qu’une seule âme sœur et qu’elle est immonde.
L’état de son père se dégrade et des souvenirs traumatiques de son enfance remontent. Sa mère déclenche à son tour une maladie cognitive, et sa langue se délie elle aussi. D. a l’impression que son corps se vide de son eau, se sent oppressée par son soutien-gorge sur le chemin du bureau, assiste à une conférence à son agence sur les femmes qui ont vécu des agressions sexuelles qui la bouleverse. Elle sent son corps en train de muter, qui parle à sa place et libère quelque chose. Elle ne veut pas mourir comme ses parents, mourir de ne pas dire et de ne pas vivre.
D. parle des violences vécues par ses parents à A., qui lui réplique que ça ne change rien pour elle. Mais D. veut que tout change, justement.
Elle réalise qu’elle n’a jamais eu sa place, qu’elle a toujours vécu dans l’ombre de A. – dans le quartier, on ne l’appelle pas par son prénom, on dit « la femme de A. ». Qu’elle n’a jamais été suffisamment elle-même ni au travail, ni en tant que mère, ni en tant qu’épouse. Qu’être “fille de”, “femme de”, “mère de” ne lui suffit plus. Qu’elle a besoin d’espace, de savoir qui elle est et ce qui lui appartient.
La séparation avec A. est actée, ils se partagent les enfants et la maison une semaine sur deux. Le reste du temps, elle vit dans les bureaux de la structure qu’elle a créée. Elle se lance dans une relation intense avec V. et vit des moments en dehors du monde, très intimes et fusionnels. Elle découvre une sexualité qu’elle ne soupçonnait pas, non pas un acte mais un moment, un espace de dialogue à travers la parole et le sexe. V. lui demande toujours son consentement, la questionne sur ses ressentis, la pousse à qualifier ses désirs. Iels font l’amour pendant des heures et il arrive à D. d’avoir la sensation de le garder dans son corps pendant plusieurs jours après.
Les jours d’après justement, elle l’attend. Dans leur relation, V. est toujours dans le contrôle et la retenue. C’est lui qui décide ce qu’il donne et quand il le donne, et il s’en va souvent comme s’il partait pour toujours. Il est anarchiste et polyamoureux, très soucieux de sa liberté. Quand il s’est rendu compte de ce qu’il éprouvait pour D., il a dit « je suis amoureux, je suis dans la merde ». D. souffre de se retrouver dans une position où elle est toujours en attente et en demande, passive et angoissée.
Finalement, V. a décidé de mettre un terme à leur histoire, de quitter Paris et son univers professionnel. Il a coupé complètement les ponts avec D. Elle ne regrette rien, mais est toujours dans le deuil de cet amour.
Grâce à V., elle a trouvé la force de se rencontrer, de se donner de la place, et de quitter des endroits qui ne lui convenaient plus. Dans son travail, elle s’autorise désormais à faire des choix politiques et intimes, et à dire non. Elle se connaît mieux, sait qu’elle a besoin d’espace et ne veut pas reproduire un schéma de couple classique, mais elle sait aussi qu’elle veut être choisie, sans forcément devenir l’alpha et l’oméga de quelqu’un (ni qu’il devienne le sien).
Pour elle, l’amour c’est à la fois maintenir une trajectoire individuelle ET faire lien, être vers l’autre et vers soi dans le même mouvement.
Mais mieux se connaître ne veut pas forcément dire être moins fragile, elle se sent parfois seule et désespérée, par sa vie et par l’époque. Il lui arrive de perdre confiance dans ce que l’existence donne. Mais ce qu’elle retient de son histoire, c’est ce qu’on gagne avec la solitude. Apprendre peut-être pas à s’aimer mais à se (re)connaître, à se ressembler, à sortir de l’adaptation permanente à l’autre, aux autres.
Et à attendre l’inattendu. Toujours.
Au Panthéon de mes artistes préférées, il y a Albertine Meunier et son projet My Google Search History dans lequel elle compile TOUTES ses recherches Google depuis 2006, qu’elle donne à voir au public à travers des expositions et des éditions (et on peut même les consulter en temps presque réel ici). Pionnière de l’art numérique, elle a compris avant tout le monde (et avant que Google ne veuille en tirer des profits) le potentiel sociologique et poétique de nos recherches sur internet, et j’adore le portrait en creux de sa vie qu’elle dessine (même si je soupçonne Albertine d’utiliser parfois la navigation privée pour certaines recherches). Quand j’étais au Canada, j’avais pris l’habitude de partager une sélection de mes recherches Google sur mon Tumblr comme prétexte pour raconter certaines anecdotes. En hommage à Albertine et à mon moi de 2014, je poursuis cette démarche ici.
Je ne vais habituellement que très peu au théâtre, je n’y connais rien et je trouve que ça coûte trop cher pour se tromper. Surtout, ça me met très mal à l’aise (j’ai trop d’empathie pour les comédien·ne·s, alors j’ai peur pour elleux, qu’iels se trompent ou qu’iles soient ridicules)(j’ai du mal à sortir du réel de la salle pour entrer dans la fiction de la pièce)(ne m’invitez jamais à du théâtre d’impro, c’est mon pire cauchemar). Pourtant, fin janvier, j’ai eu la chance de pouvoir assister gratuitement (et super bien placée, merci aux invitations presse de mes amies journalistes d’exister) à une représentation de la pièce Les Idoles de Christophe Honoré au Théâtre St Martin. C’était gratuit donc, grâce à mon amie Aurélie, et ma sympathie pour Christophe Honoré (je suis arrivée à Paris juste après avoir vu Les Chansons d’amour, résultat j’ai habité 7 ans à Bastille) et pour Marina Foïs, ainsi que les critiques dithyrambiques m’ont convaincue de tenter le coup. Quand les lumières se sont éteintes, je n’étais pas sereine-sereine en voyant les comédien·ne·s commencer à arpenter le plateau avec une drôle de petite danse répétitive, sur l’intro en boucle hypnotique de When The Music’s Over des Doors. Et puis on a entendu une voix off, celle de Christophe Honoré, raconter la genèse de la pièce : ses escapades de jeune étudiant provincial à Paris, montant à la capitale pour assister à une pièce de théâtre ou une performance dansée au Centre Pompidou. Cette époque où « tous les artistes dont [il] tombai[t] amoureux mouraient du sida ». Dans Les Idoles, il a décidé de faire converser sur scène, après leur mort, 6 de ces artistes : l’écrivain et photographe Hervé Guibert, les dramaturges Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce, les cinéastes Cyril Collard et Jacques Demy, et le critique de cinéma Serge Daney. À part Jacques Demy (je suis une fan inconditionnelle des Demoiselles de Rochefort dont je connais l’intégralité des paroles par cœur), je ne connaissais les autres que de nom car j’ai longtemps été abonnée aux Inrocks pour parfaire ma culture générale – exception faite pour Bernard-Marie Koltès dont j’avais étudié la pièce Roberto Zucco en français au lycée et de Jean-Luc Lagarce dont j’ai vu l’adaptation de la pièce Juste la fin du monde réalisée par Xavier Dolan. J’avais entendu le nom d’Hervé Guibert dans des chansons de Vincent Delerm, lu que Cyril Collard avait défrayé la chronique avec son film Les Nuits fauves et je savais que Serge Daney était une figure des Cahiers du Cinéma. Rien d’autre. Je me suis donc laissée emporter par la proposition, dont une des particularités est de ne pas avoir cherché à faire du mimétisme dans la ressemblance entre les comédien·ne·s et les figures qu’iels interprètent : Marina Foïs et Marlène Saldana jouent des hommes – Hervé Guibert et Jacques Demy – , Paul Kircher a 20 ans de moins que Bernard-Marie Koltès à sa mort et Cyril Collard (Harrison Arévalo) a un accent colombien. Surtout, malgré son sujet lourd et grave (le SIDA et ses nombreuses victimes), la pièce arrive à être joyeuse et même souvent drôle (mention spéciale au moment où Jacques Demy/Marlène Saldana fait des crêpes en fond de scène). J’ai bien évidemment adoré le personnage de Jacques Demy joué par Marlène Saldana (même si je déplore un peu que dès qu’une femme est grosse, elle est forcément habillée SEXXXY en mode pin-up nue sous un grand manteau de fourure, quand Marina Foïs a tout le loisir d’être androgyne) et son lip-sync dansé de Chanson d’un jour d’été. Mais surtout, j’ai été bluffée par sa force physique et sa grâce, notamment lors d’une scène époustouflante de claquettes : alors comme ça, un corps comme le mien pouvait faire ça ? Pourtant, je suis assidûment des comptes insta body-positive et fat activist qui me montrent chaque jour que l’on peut être gros·se et faire du sport, gros·se et être endurant·e, gros·se et souple, gros·se et fort·e, et que l’activité physique ne sert pas forcément à perdre du poids. Mais je crois que j’ai toujours associé la danse, et particulièrement les claquettes, aux corps minces et légers, à ceux de Fred Astaire et Ginger Rogers dans les comédies musicales hollywoodiennes des années 1930, ou encore au chic underground de Christina Ricci dans cette sublime scène de Buffalo ‘66 de Vincent Gallo. Alors voir Marlène Saldana – par ailleurs danseuse professionnelle – virevolter avec force et précision, ça a dézingué mes a priori et ma grossophobie internalisée. Je me suis rappelée que même si j’ai toujours besoin d’alcool pour oser me déhancher sur la piste de danse, j’ai un corps avec lequel je devrais renouer pour le plaisir (et pas que pour niquer). Qu’il n’y a pas si longtemps que ça (en fait si, une douzaine d’années), j’avais fait une année de flamenco, et qu’après le spectacle de fin d’année (en pleine journée sur la place principale d’Ivry-sur-Seine, entre le stand de merguez et la démonstration du club d’aïkido), j’avais plutôt fière allure, à tel point qu’une dame du public était venue me voir pour me dire que j’avais super bien dansé (tout mon pouvoir résidait dans ma drama queen bitch resting face de compétition, avantage non négligeable pour cet art orageux qu’est le flamenco). Alors même si au quotidien j’ai mal partout, même si je pousse des petits cris de douleur quand je me lève le matin et que je marche jusqu’à la salle de bain, même si je suis incapable de me relever avec grâce (et sans aide) quand je suis assise par terre, même si mes jambes me semblent peser des tonnes, et même si j’ai l’endurance d’un Tamagotchi en fin de vie et le cardio d’un paresseux, je me suis dit que j’avais envie de me mettre aux claquettes. Mes recherches sur Google ne m’ont pas menée très loin (il faut prendre des cours, il faut mettre des chaussures spéciales, ça a l’air facile mais #saydur) et je n’ai notamment pas trouvé de personnes plus size qui pratiquent (à part quelques Tik Tok), alors je lance un appel à l’assistance : si l’un·e d’entre vous fait ou a fait des claquettes et veut me partager son expérience, ça m’intéresse ! Et franchement, vivement une société où on encourage tous les corps à bouger pour le plaisir, sans jugement (même intériorisé) et sans objectif de perte de poids.
Quand il s’agit de créer et/ou d’écrire, j’adore me donner des contraintes qui m’aident à me concentrer et à ne pas partir dans tous les sens. Et en même temps, j’ai toujours un peu envie de sortir du cadre. Alors même si chaque newsletter aura une thématique que j’essaierai de traiter dans presque toutes les rubriques, je m’autorise cet espace “hors cadre” pour vous parler d’un truc qui n’a rien à voir avec la choucroute.
Deux petites maisons d’éditions indépendantes (Le Gospel et les Éditions de l’Ogre). Deux jeunes autrices (Esther Yi et Ariane Jousse). Deux premiers romans envoûtants sur la fascination pour les stars (Ton/Nom et Terreur). Deux univers à paillettes : la musique (la K-pop) et le cinéma (les films noirs). Deux ambiances géographiques : Berlin puis Séoul d’un côté, un pays imaginaire qui ressemble beaucoup à la Californie de l’autre. Deux anti-héroïnes détachées sans prénoms. Deux objets de fan-attitude qui décident de disparaître : Moon (un chanteur-poète androgyne) qui quitte son boys band en se retirant de la vie publique, et M.V. (une actrice blonde hitchcockienne) qui s’évapore à la veille d’un célèbre festival de cinéma qu’elle devait présenter. Deux ordinateurs : l’un sert de support à l’écriture d’une fan fiction en ligne mettant en scène la narratrice en couple avec Moon, l’autre permet à la narratrice de (re)voir dans le désordre les séquences du dernier film de l’actrice, Terreur, filmé dans la ville de bord de mer où elle se trouve. Deux livres sur l’obsession pour un être au point de vouloir fusionner avec lui, au point de vouloir n’avoir jamais connu que lui. Deux adorations en dehors du sentiment amoureux, qui s’épanouissent dans le regard et dans l’imagination. Deux narratrices atypiques, à la fois désœuvrées et occupées. Deux livres sur le female gaze, à l’écrit et à l’écran. Deux petits plaisirs de lecture singuliers que je vous recommande.
« Cela me va si je ne le rencontre jamais, affirmai-je en fixant le plafond. J’aime juste le sentiment que nous bougeons tous les deux dans le temps, ensemble, au même instant. J’ai besoin de lui. J’ai besoin de savoir qu’en ce moment précis, il regarde ses mains, quelque part dans le monde. (…) Je ne veux pas de la vraie vie. Je ne veux même pas de romance. Rien ne m'horrifie plus que l'idée de me marier avec Moon. J'ai besoin d'autre chose. Une reconnaissance violente. Métaphysique. L'éclat de l'iconographie byzantine. Je ne veux pas le rencontrer ; je veux l'avoir connu durant des années et des années. »
– Ton/Nom, Esther Yi (traduction de Floriane Herrero)
« Au lieu de me laisser rattraper par les scrupules et de me blâmer, d’avoir honte, je peux tenter moi aussi d’être attentive à ce qui se produit quand je m’abîme dans les images de l’actrice, ou quand je guette le personnage de Gena avec une avidité folle, tout au long des minutes fractionnées de Terreur. Il suffit que mes projecteurs se braquent sur elle pour que ça se mette à bouger très fort en moi. Mon regard est vivant, il naît d’un corps actif et d’une infinité de nerfs.
Mais il ne s’agit pas seulement de cela.
C’est peut-être en pensant à moi, à mon regard d’affamée,
en pensant aussi à toutes ces autres femmes seules qui ne savent pas encore qu’elles attendent d’être plongées dans un corps plus vaste que le leur,
un corps qui les précède et les soutienne,
– oui, c’est peut-être pour nous,
que, secondée de M.V., la Ginostra a réalisé son film. »– Terreur, Ariane Jousse
Nouvelle rubrique pour consigner les retours notables (et partageables) reçus suite à l’édition précédente !
J’ai reçu de nombreux retours, en commentaires sur Substack, par mail et par MP, suite à la dernière édition de cette newsletter sur mon rapport au Coca zéro, à l’alcool et au sexe. Beaucoup de témoignages de personnes ayant déjà questionné / limité / arrêté l’alcool, mais aussi d’autres que mon texte a fait réfléchir sur leur consommation. J’ai été très touchée et flattée, merci !
Laurie m’a conseillé la lecture de Et toi, pourquoi tu bois ? de Charlotte Peyronnet, dont j’ai justement entendu le témoignage dans un super épisode de podcast des Pieds sur Terre (France Culture), issu de leur série Dernières nouvelles du sexe et intitulé « Sexe et alcool : quand on boit pour faire du sexe ». Il est signé Pauline Verduzier, une super journaliste qui travaille toujours de manière originale sur les sexualités. J’en profite pour vous glisser qu’elle a lancé récemment – avec la non moins super journaliste Clémentine Gallot – Quoi de mum ?, une newsletter (super elle aussi, décidément) qui libère la parole sur la parentalité.
Laure m’a envoyé cet article de Cult News qui corrobore ma déception suite à l’exposition L’intime : de la chambre aux réseaux sociaux aux Musée des Arts décoratifs dont j’avais parlé en décembre. Je suis contente quand je ne suis pas toute seule à hater dans mon coin.
N’hésitez pas à m’écrire pour me dire ce que vous avez pensé de cette newsletter, si elle vous a fait penser à des choses (culturelles ou non) que vous aimeriez partager, ou simplement pour me dire que vous me trouvez géniale, ça fait toujours plaisir (même si ma psy trouve que c’est toxique d’attendre autant la validation des autres).

Vous êtes un peu plus de 1 250 (MILLE ! DEUX ! CENT ! CINQUANTE !) personnes à lire « La moins bonne version de moi-même » et ça me fait me sentir BEAUCOUP MOINS seule. Merci pour vos retours, merci pour vos partages et merci de me lire ! N’hésitez pas à continuer et à en parler autour de vous (pigeons voyageurs, stories insta, 4x3 dans le métro, je prends tout !) <3
Tout simplement merci pour cette lettre qui permet de s'évader, je la relis en plusieurs fois pour suivre les liens et me balader de texte en texte. Merci pour les recos livres et séries j'ai hâte de découvrir somebody somewhere... Je viens de finir Rapa sur Arte (top et plein d'émotions) ainsi que White lotus en alternance mais qui m'ennuie.
35 ans (en 2023), maman pour la seconde fois, free-lance writer à Berlin et totalement lost dans ma vie. Je crois que je suis en train d’adorer cette plateforme et les autrices que je lis !