POCHETTE SURPRISE #1 – Surprise !
Où j'invente un nouveau format et me lance hors-planning/hors-sujet sur des réflexions de lecture et d'écriture à propos de mon amour pour les héroïnes bizarres et pas aimables.
J’étais tranquillement en train d’essayer d’écrire le prochain épisode de « La moins bonne version de moi-même » quand j’ai soudainement eu envie de parler d’un truc, puis une ribambelle d’autres trucs en rapport avec le truc initial se sont ajoutés dans la note de mon téléphone. Je me suis dit que ça allait être trop long pour une story ou pour une note sur Substack (l’appli qui héberge cette newsletter et qui fonctionne aussi comme un réseau social, si jamais vous réfléchissez à quitter Meta), du coup j’ai décidé de créer un format POCHETTE SURPRISE pour vous envoyer des textes un peu différents (et disons le tout de suite : bien plus courts) de temps en temps. J’espère que ça vous plaira, et si jamais ça n’est pas le cas, ne vous désabonnez pas tout de suite : la version habituelle arrive avant la fin du mois d’avril !
Dimanche soir, je suis allée voir Aimer perdre de Lenny et Harpo Guit, avec María Cavalier-Bazin. En sortant du film (pendant lequel je n’ai pas arrêté de glousser), je me suis fait la réflexion que c’était vraiment trop rare (et vraiment trop bien) de voir des héroïnes pas aimables et un peu dégueu au cinéma. Car Armande Pigeon (non mais déjà ce nom ❤️) n’en a que faire de notre (non)amour et de notre dégoût : elle veut jouer et gagner (de l’argent, de préférence). Sans emploi et endettée, locataire (avec trois mois de loyer de retard) d’un coin de salon chez une propriétaire acariâtre, elle déambule dans Bruxelles à la recherche de bons plans et de frissons. Elle négocie en permanence, parie à tout bout de champ (même ses chaussures, quand elle n’a plus d’argent), et a une conception assez particulière de la propriété privée et de l’hygiène. Elle profite allègrement de ses ami·e·s et pense avant tout à elle, car sinon qui le fera ?
En sortant du film, j’ai surpris des discussions de personnes dégoûtées, trouvant que le personnage était vraiment horrible et le film beaucoup trop trash. Pourtant, ce qu’elles ont trouvé horrible, c’est qu’une femme ne soit pas sympa, polie et fragile, et ce qu’elles ont trouvé beaucoup trop trash, c’est le quotidien (pas très glamour je vous l’accorde, mais terriblement vrai) de beaucoup de femmes, qui plus est précaires : des toilettes partagées dégueu, des boutons d’acné qu’on perce, une poêlée de légumes qui crame, le sang des règles qui fuit dans un bain… Je suis persuadée que si Armande avait été un homme, le film aurait reçu un tout autre – et bien plus enthousiaste – accueil.
Hasard du calendrier, j’ai échangé quelques messages avant et après le film avec Céline Leroy, une traductrice de talent qui signe la version française du dernier livre de Deborah Levy, dont j’avais commencé la lecture l’après-midi au bord du canal Saint Martin (et que j’ai depuis fini)(un bonheur, comme d’hab avec Deborah et Céline). Je lui faisais part de mon coup de cœur pour le dernier livre de mon autre reine, Miranda July, que j’ai lu en anglais (l’occasion de me rendre compte que je me débrouille de mieux en mieux, même si ça me prend plus de temps et que je passe à côté de certaines subtilités). Je l’imaginais bien le traduire, mais elle m’a expliqué qu’une règle tacite dictait que quand un·e auteur·rice avait commencé à être traduit·e par un·e certain·e traducteur·rice, iel n’en changeait pas, sauf pour des questions de planning. Elle m’a appris justement que le traducteur “historique” de Miranda July, Nicolas Richard, n’était pas disponible pour traduire All Fours, alors la traductrice Nathalie Bru avait pris le relai (j’ai été ravie de l’apprendre car c’est elle qui a signé la traduction de trois de mes dernières meilleures lectures : Bien-être de Nathan Hill, Esquilles de Leslie Jamison et Affamée de Raven Leilani). Et en allant faire un tour sur son compte Instagram, j’ai découvert qu’elle avait terminé la traduction et que la version française allait sortir le 14 mai (c’est-à-dire demain quoi), sous le nom de À quatre pattes et en conservant la couverture d’origine (vous savez à quel point j’ai horreur des couv’ françaises) : CHAMPAGNE ! Je suis trop contente car je vais pouvoir mieux le relire, et surtout le conseiller à tout le monde autour de moi (et à vous). Dans À quatre pattes, Miranda July raconte l’histoire de son double – une femme d’une quarantaine d’années, mariée avec un enfant, vaguement célèbre, habitant Los Angeles – qui, après avoir touché inopinément une coquette somme d’argent, décide de quitter son rôle de mère de famille pour vivre une aventure de 3 semaines : traverser les États-Unis en voiture jusqu’à New York, y dormir dans un bel hôtel luxueux, voir ses ami·e·s qui y vivent, et rentrer. Vingt minutes après être partie, elle s’arrête faire le plein dans une petite ville dans la banlieue de Los Angeles, et par un enchaînement d’événements, elle décide d’y rester et de dépenser l’intégralité de son argent dans la redécoration de la chambre du motel où elle dort, bien aidée par sa rencontre avec un jeune loueur de voitures déjà marié. Je ne veux pas tout vous raconter, mais sachez qu’il y est aussi beaucoup question de la périménopause – cette période où les femmes vivent des troubles hormonaux hardcore avant d’être considérée comme “périmées” par la société –, de désir, de réinvention des modèles familiaux et de liberté. C’est un livre drôle et inspirant – à tel point qu’il est devenu un réel phénomène outre-Atlantique, où de nombreux clubs de lecture et de discussions de femmes se sont organisés, et où des journaux conservateurs s’inquiètent de son influence néfaste sur les couples et les familles – avec une héroïne comme je les adore : étrange, touchante et libre.
Dans le portrait que lui a consacré le New York Times pour la sortie d’All Fours, la journaliste Marie Solis écrit :
« The characters in Ms. July’s films and books are often hoping for some kind of breakthrough. They go about their daily routines, longing for someone to say that unspoken thing. Maybe they’re on the brink of being truly understood. »
Attendre que quelqu’un·e dise ce qui n’a pas été dit, comprendre celleux qui ne se sont jamais senti·e·s compris·es, c’est pour ça que je lis (et que j’écris). Plus loin dans l’article, une autre des mes autrices préférées, Sheila Heti, raconte qu’elle a la sensation que Miranda July – avec qui elle est amie – s’intéresse aux désirs cachés des gens, aux désirs que nous n’arrivons pas et/ou que nous avons peur d’exprimer. Dire ce qui est caché, ne pas avoir honte des aspects les moins reluisants de nos vies, oser être des femmes libres : voilà la voie/x que montre Miranda July et dans laquelle je me roule comme un petit cabri.
Dans le dernier épisode de ma newsletter, je vous parlais de mon invention du test de Martine : à la manière du test de Bechdel (une autre autrice qui n’a pas peur de raconter des choses considérées comme honteuses, d’ailleurs), il récompense les œuvres culturelles qui ont pour personnage principal une femme ayant dépassé la trentaine, célibataire et sans enfant, épanouie dans cette situation, et dont l’intrigue ne consiste pas à la suivre en train de chercher à y remédier (chercher l’amour, abandonner ses rêves ou sa personnalité pour être en couple, faire un enfant). J’ai constaté – à regret – que peu d’œuvres réussissent à le passer.
Renée (qui écrit aussi une newsletter) a laissé ce commentaire :
« Je me creuse encore les méninges sur le test de Martine... Je me rends aussi compte que j'ai envie de lire des textes avec des personnages féminins grincheux, des loseuses, des rebelles... on a pas mal de modèles chez les hommes, mais imaginer une femme paresseuse et imbue d'elle-même ça bloque tout de suite (il faudrait peut-être que je l'écrive tiens). »
Je suis évidemment complètement d’accord avec elle, et je me suis rendue compte que c’était justement ce que je recherchais dans chaque livre que je lis : des personnages de femmes imparfaites et pas forcément agréables, qui ne font pas ce qu’on attend d’elles. Certes on en manque, mais il en existe de plus en plus (je pourrais peut-être en faire une liste si ça vous intéresse autant que moi ?) et c’est définitivement ce que j’aimerais écrire un jour.
En découvrant le travail de la youtubeuse Margorito l’hiver dernier, j’ai cru qu’elle avait mis le doigt sur ma passion. Dans sa vidéo «J’ai découvert le MEILLEUR genre littéraire ever », elle raconte son amour pour un genre qu’elle a nommé “Weird Women Writing Weird Books”. J’ai vécu les 28 minutes que dure la vidéo comme des montagnes russes, tout à coup persuadée d’être d’accord avec elle, puis déçue de ne pas du tout l’être. Dans les choses qui nous réunissent, il y a des héroïnes atypiques, peu aimables, qui parlent crûment de leur corps et de leur sexualité. Dans les choses qui nous éloignent, il y a la dimension fantastique, l’angoisse, l’occulte, et les références à l’univers gothique. Il y a donc certains de mes livres préférés qui croisent les siens, mais ce n’est pas le cas pour tous. Il faudrait donc que j’invente un autre terme pour mes livres préf’ à moi ?

Pourtant, si je suis vraiment honnête avec vous, je n’ai pas toujours aimé les héroïnes/autrices pas aimables. Je me souviens très bien qu’ado, je DÉTESTAIS Marguerite Duras dont j’avais étudié La Douleur en seconde. Je trouvais qu’elle était égocentrique et égoïste, et qu’elle se comportait de manière odieuse avec son mari rentré de déportation – elle l’avait trompé et le quittait à son retour. J’avais aussi lu L’art de la joie de Goliarda Sapienza pour faire plaisir à ma mère, et je n’avais pas du tout aimé son héroïne qui suivait ses désirs quitte à être cruelle (je n’en ai malheureusement plus beaucoup de souvenirs, et même si j’ai acheté le livre en poche pour le relire, ses 798 pages me freinent encore…). Avec du recul, je pense que ces autrices/héroïnes étaient libres et sortaient des moules du féminin respectable (être une “bonne” personne, ne pas être orgueilleuse, ne pas déborder, ne pas être en colère, ne pas prendre trop de place, être raisonnable…), modèles dont je n’avais pas encore réussi à me débarrasser à l’époque (je voulais trop qu’on m’aime).
Cette sensation d’avoir été dans l’ignorance et dans le mépris pour des femmes à cause de leur liberté pendant des années a trouvé un écho dans le magnifique discours qu’a écrit Adèle Yon à l’occasion du prix littéraire du Nouvel Obs qu’elle a reçu pour son excellent premier livre Mon vrai nom est Elisabeth (dont je vous reparlerai dans ma prochaine newsletter) :
« Dans ma famille, ce qui se transmet de femme en femme a quelque chose de menaçant : la folie, la fragilité, la dépression, les débordements, l’inadaptation sociale… J’ai grandi avec la peur de ressembler aux femmes qui m’ont précédée. Cet opprobre familial m’a si bien nourrie que je l’ai étendu, amplifié, exagéré en un mépris envers toutes les femmes qui parsèment (parsèment est bien le mot…) notre histoire culturelle et littéraire. Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute, Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Annie Ernaux… Je ne les lisais pas et je pensais : c’est quand même moins bien, non ? Les jeunes filles sont élevées dans la haine des femmes qui parlent. Il faut avoir conscience de cela. Dans la haine des femmes qui parlent à l’intérieur des familles, et dans la haine des femmes qui parlent à l’extérieur, dans le monde, à travers leurs livres, leurs tableaux, leurs sculptures, leurs discours publics. (…) Je mesure aujourd’hui que la colère qui grandit en moi depuis que je me suis trouvée confrontée à l’histoire d’Elisabeth, cette colère dont il est question dans mon livre et que beaucoup de lecteurs et de lectrices relèvent, est aussi une colère contre moi-même, colère de percevoir l’ampleur de ma méprise lorsque je réalise que, pendant de si longues années, j’ai été de ce côté-là, du côté de ceux qui détestent les femmes. »
Alors voilà, vive les femmes qui osent dire et faire ce qu’elles veulent, et vive celles qui l’écrivent.
À très vite,
PS : À quatre pattes tient son nom d’une observation de Jordi, la meilleure amie sculptrice de l’héroïne, qui déclare que tout le monde voit la levrette comme une position vulnérable, alors qu’elle est en fait plutôt très stable : difficile de se faire renverser quand on est à quatre pattes. (À méditer.)
PPS: Et vous, vous aimez les héroïnes bizarres et pas aimables ?
Fan de ce format !
Ton texte me fait penser au désarmant livre La faculté des rêves de Sara Stridsberg, sur Valerie Solanas, l'autrice du SCUM Manifesto. Et ouuuuh j'ai si hâte de lire ce livre de Miranda July ; son opus "Il vous choisit : Petites annonces pour vie meilleure" avait soulevé des émotions inédites quand je l'avais lu il y a une petite dizaine d'années.