Moyenne +
Où il sera question du livre que je ne publierai peut-être jamais, d'une auto-résidence d'écriture, du nettoyage des WC publics, de la nullité des rêves racontés et de romans trans-tastiques.
Au mois de mars dernier, je me suis octroyé le luxe de partir en auto-résidence d’écriture pendant une semaine, seule au bord de l’océan. Je dis le luxe parce qu’aucun mécène ou institution – éblouis par mon talent – ne m’ont invitée à écrire en regardant l’horizon. Il a fallu que je pose des jours de congés payés et que je “sacrifie” les quelques économies qui avaient survécu à ma gestion désastreuse de mon argent pour trouver un Airbnb à la hauteur de mes ambitions littéraro-romantiques (et j’ai bien conscience que ce luxe n’est pas accessible à tout le monde).
Si j’ai voulu changer de cadre, c’est parce qu’écrire est tellement une activité éprouvante pour moi que j’ai tendance à toujours la remettre à plus tard, et surtout parce que j’avais un GRAND PROJET : écrire un livre, et pas n’importe quel livre – un livre de fiction.
Pour que vous compreniez mieux les enjeux dramatiques de ce GRAND PROJET, il faut que je rembobine un peu. Je l’ai déjà écrit ailleurs sur internet (et notamment ici) mais j’ai un rapport compliqué à l’écriture : j’adore “avoir écrit”, mais le moment de l’écriture est à chaque fois une torture. J’adore l’avant – réfléchir à des sujets, faire des recherches, imaginer une structure… – et j’adore l’après – retravailler un texte, repérer ses faiblesses, traquer les répétitions… –, mais le moment où je suis devant une page blanche et où je dois me lancer est horrible. Tellement horrible que je le repousse jusqu’à ne plus avoir la possibilité de le faire (dans le cas d’une commande ou d’un engagement que j’ai pris), ou alors j’abandonne carrément. Je crois que j’ai une exigence tellement grande que je ne supporte pas l’idée que ce que j’écrive puisse être moins bien que ce que j’imagine (alors que c’est une étape indispensable, vive le concept du “shitty first draft” d’Anne Lamott) et je préfère ne rien écrire plutôt que d’accepter d’être moins douée que ce que j’aimerais.
Pendant ma dépression, je n’étais plus capable d’écrire, ni même d’imaginer écrire. J’avais perdu toute énergie et toute envie, et l’idée même d’écrire m’épuisait. Quand mon état a commencé à s’améliorer, je pensais carrément ne plus savoir écrire. Encouragée par ma psy – qui m’a conseillé de m’obliger à écrire sans exigence de qualité, à FAIRE pour recommencer à SAVOIR-FAIRE –, je me suis lancée dans le projet d’Anatomie d’une dépression : choisir un sujet (la dépression), écrire tous les jours pendant 1 mois sans juger la qualité de ma production, le faire de manière publique pour m’obliger à ne pas abandonner (sur Instagram), me donner une contrainte de longueur (la limite des 2 200 caractères d’un post), masquer les likes pour ne pas risquer de froisser mon égo, et fermer les commentaires pour ne pas attendre de validation et/ou d’encouragements forcés.
Ce projet a été une réussite : j’ai réussi à tenir mes engagements (même si j’ai mis plus de temps et que j’ai espacé les posts), j’ai été portée par les témoignages de gens qui se sont reconnus dans ce que j’écrivais, et par les nombreux compliments que j’ai reçus sur mon travail.
Parmi tous ces retours, il y en a un qui m’a particulièrement marquée : M. était journaliste et éditrice freelance, elle pilotait des projets éditoriaux pour des maisons d’édition. Elle aimait beaucoup mon projet, trouvait que j’avais de grandes qualités – tant dans ma maîtrise du texte que de l’image, et que j’écrivais de manière très juste sur un sujet trop peu abordé. Elle m’a demandé si j’avais déjà réfléchi à en faire… un livre ? Et elle m’a dit que si ça m’intéressait, elle serait ravie de m’accompagner à le faire exister.
Je pense pouvoir dire que ça a été l’un des moments les plus heureux de ma vie (et je n’exagère pas). Quelqu’un “du milieu” m’avait repérée, trouvait que j’avais du talent et voulait m’aider à publier UN LIVRE.
UN LIVRE.
J’ai grandi entourée de livres – ma mère est passionnée de littérature jeunesse –, j’ai appris à lire avec des livres et j’ai très jeune rencontré des auteurices lors de festivals et de séances de dédicaces. Je savais qu’il y avait des gens derrière les livres, et je voulais être comme elleux. Sauf que je n’étais pas très douée pour l’imagination, et tout ce que je savais – et sait encore – faire, c’était écrire sur ma vie. Qui ça intéresserait ?
J’ai rencontré M. à la librairie Un livre et une tasse de thé, elle m’a montré le dernier livre sur lequel elle avait travaillé et je lui ai raconté qui j’étais. Elle m’a demandé de quoi j’avais envie – adapter “simplement” mon compte Instagram, imaginer un projet différent – et m’a dit que quel qu’il soit, elle me suivrait. Mon premier réflexe a été de lui dire que je ne voulais SURTOUT PAS faire un livre de développement personnel. Que j’avais envie qu’il y ait du texte et des images. Et que ce soit davantage que mon compte Instagram.
On s’est fixé un planning pour que je lui envoie des idées, que je formalise mes envies et qu’on conçoive une note d’intention, un document récapitulatif indispensable pour contacter les maisons d’édition. Ça a été un moment grisant et passionnant : j’ai élaboré une réflexion supplémentaire en mêlant mon rapport à l’écriture et la dépression, réfléchi à une structure, formalisé des idées de maquette et même écrit un prologue.
M. de son côté a contacté une éditrice avec qui elle travaillait souvent pour lui “pitcher” le projet, qui s’est montrée super emballée – même s’il y avait des images et que ça coûtait cher à imprimer –, demandant à recevoir la note d’intention au plus vite. Nous l’avons finalisée, envoyée, et ensuite on a attendu. Longtemps.
Au bout de deux mois qui m’ont semblé être une éternité, M. m’a envoyé un mail que j’ai lu sur mon téléphone, un soir de janvier. Il faisait déjà nuit et je sortais du travail (que je venais de reprendre, un boulot pas très passionnant mais qui me laisserait de l’espace mental pour travailler sur le livre, pensais-je), je rentrais chez moi à pieds. Elle disait qu’elle avait eu l’éditrice au téléphone, et qu’elle ne prendrait pas le projet. Qu’il ne rentrait pas dans leur ligne éditoriale, n’étant ni un essai ni un roman, mais qu’elle nous conseillait d’aller voir une autre maison d’édition qui pourrait être davantage intéressée.
Ce mail m’a fait l’effet d’une déflagration. Même si je savais que le chemin vers la publication était long et sinueux, je croyais – devant l’enthousiasme initial de l’éditrice lors du pitch par téléphone – que j’avais bénéficié d’une super carte Chance qui me permettrait une exceptionnelle success story. Surtout, j’ai été très blessée par son conseil de l’autre maison d’édition (qui édite plutôt des livres de cuisine et des guides sur le zéro déchet) : elle n’avait pas compris mon projet ni l’ambition littéraire que j’avais pour lui. Je me suis dit que ce que j’écrivais ne correspondrait jamais à aucune maison d’édition française, que je n’étais pas assez spécialiste pour écrire des essais et que je n’écrivais pas assez bien et n’avais pas assez d’imagination pour écrire des romans.
J’ai enterré ce projet et mes espoirs déçus. L’envie d’écrire a hiberné et je me suis concentrée sur ma remise en selle professionnelle et sur la guérison de ma dépression. Mais au printemps, elle est revenue, petit à petit. Et une drôle d’idée a germé : et si je me servais de ma vie pour écrire un roman ? Je pourrais utiliser de véritables événements tout en les réagençant autrement, créer des personnages à partir de vraies personnes mais un peu différentes, imaginer des choses plus romanesques tout en me basant sur le réel.
Il m’est aussi arrivé un épisode un peu difficile – peut-être en parlerai-je un jour – qui a été le détonateur : cet événement n’était pas “cool”, mais si je le transformais en fiction, si je me le réappropriais par l’écriture, alors il me semblait plus facile de vivre avec.
Je me suis acheté un joli cahier et j’ai commencé à le noircir de notes. De quoi parlerait le livre, quelles étapes, quels personnages, quel titre. J’ai fait des recherches sur les différentes thématiques que je souhaitais aborder et même des mood-boards sur les personnages, l’ambiance… C’était exaltant. J’avais un projet de livre. Ne restait plus qu’à l’écrire.
Sauf que si écrire de manière classique avait toujours été difficile, là c’était encore une autre paire de manches : je devais écrire de la fiction. Un roman. Des dialogues. Je n’avais jamais fait ça, et je n’arrivais pas à m’y mettre.
C’est là que l’idée de l’auto-résidence est née. Partir. Sortir de mon appartement et de mon cadre habituel. Dépenser de l’argent et poser des congés, avec “obligation” de les rentabiliser. Trouver un endroit inspirant, une fenêtre et une table devant la mer. Devenir une vraie écrivaine. Écrire, enfin.
Je suis arrivée à Cancale avec un sac atrocement lourd : dedans, il y avait le minimum vital – deux robes, un pyjama et des culottes – mais surtout 15 livres, des modèles et inspirations pour celui que je venais écrire. J’ai descendu les rues de la ville jusqu’à la mer et j’ai longé le sentier côtier, mon sac me sciant l’épaule. Quand je suis entrée dans le Airbnb – un ancien hôtel, « À l’abri des flots », reconverti en plusieurs studios –, j’ai su que j’étais au bon endroit : trois grandes fenêtres donnaient sur la mer, de grands miroirs la reflétaient, et un gros fauteuil avec un plaid m’attendait. J’ai sorti mes 15 livres et je les ai posés côte-à-côté sur l’enfilade du salon : le meuble faisait exactement la bonne longueur pour tous les accueillir.
Je suis sortie faire des courses au Carrefour City, et je me suis sentie comme Charlotte Rampling dans Swimming Pool – la météo, la piscine et Ludivine Sagnier en moins. Je me suis installée sur le gros fauteuil à côté de la fenêtre, sous le plaid, j’ai regardé la pluie et la nuit tomber sur la mer, j’ai scrollé Insta et je me suis dit que je commencerais à écrire le lendemain. Je me suis couchée tôt.
Je me suis levée tard le lendemain, j’ai observé la marée basse et me suis renseignée sur l’élevage des huîtres (je dis toujours que je n’aime pas ça, mais la vérité c’est que je n’en ai jamais goûté). J’ai mangé des Krisprolls mous – personne ne doit jamais en acheter au Carrefour City de Cancale – et en regardant Google Maps, j’ai réalisé que ma « fenêtre sur l’océan à perte de vue » n’en était pas une : Cancale est situé dans une baie et par temps clair, j’allais surtout voir la côte en face, et même le Mont Saint Michel au loin. J’ai été déçue : j’ai eu peur que ça rétrécisse mon horizon.
J’ai fait une sieste et quand j’ai à nouveau émergé, la mer était remontée et la lumière avait baissé : j’étais arrivée depuis 24h et je n’avais toujours pas écrit. J’ai fait chauffer la poêle pour me faire une galette complète, et c’est quand le fromage a commencé à fondre que la première phrase du livre m’est venue en tête. J’ai allumé l’ordi en catastrophe et je me suis dit que j’avais bien fait d’attendre : l’inspiration était là. J’ai mangé ma galette en regardant les lampes allumée se refléter dans les fenêtres et se superposer au bleu du ciel de début de soirée et de la mer. Je venais de commencer ce pour quoi j’étais venue ici.
J’ai écrit laborieusement six paragraphes ce soir-là, et dès que j’ai dû sortir de mes souvenirs et inventer des dialogues qui n’avaient jamais eu lieu, j’ai commencé à caler. Je suis allée chercher certains des livres que j’avais amenés pour m’en inspirer, mais ça n’a servi qu’à me faire me sentir encore plus mauvaise. J’ai eu peur de passer toute ma semaine à souffrir en écrivant, pour produire un résultat finalement nul.
Je me suis demandée pourquoi je m’acharnais à vouloir écrire dans une forme qui n’était pas la mienne et qui était douloureuse : seulement pour être éditée ? Mais est-ce que ça valait le coup ? Pourquoi voulais-je à tout prix publier un livre ? Est-ce que ça allait VRAIMENT me rendre plus heureuse et régler tous mes problèmes ? J’avais déjà entendu des témoignages d’autrices racontant le blues post sortie du livre (tu as sué sang et eau pendant des mois, et en quelques jours (quelques semaines si tu as la chance d’avoir de la promo) tu disparais, noyée parmi les milliers d’autres livres qui sortent constamment), la pression d’écrire le livre suivant, et les critiques qu’amènent forcément une telle médiatisation).
J’ai continué mon séjour en dormant, en lisant et en scrollant sur mon téléphone. Je suis allée une fois jusqu’au port de Cancale où j’ai goûté la première huitre de ma vie – très iodée « avec des notes de fruits secs et de cumin » selon le vendeur, moi j’ai surtout trouvé ça salé et très long à mâcher (+ l’effet kiss cool du goût d’huître qui est revenu toute la journée dans ma bouche) –, j’ai croisé un couple qui avait l’air très amoureux sur la jetée, et un groupe scolaire où un petit garçon était excessivement fier de raconter à l’accompagnatrice qu’il avait eu de la fièvre pendant les vacances. J’ai passé beaucoup de temps à l’intérieur de l’appartement, devant la fenêtre, à regarder la mer s’avancer puis reculer, à voir le soleil se lever ou les étoiles s’y refléter. J’ai dévoré la poésie si libre et moderne d’Holly McNish, le travail sur la gêne de Sarah Treille-Stefani et le premier épisode (déjà très prometteur) de la série d’animation Samuel d’Émilie Tronche sur Arte à suivre. J’ai essayé de photographier un nuage rose dans le ciel gris bleu avec mon téléphone mais c’était impossible : le rose disparaissait dans l’appareil photo.

Je n’ai pas retouché à mon début de texte, et au milieu du séjour, j’ai écrit dans une note sur mon téléphone :
Peut-être que je dois me rendre à l’évidence et que je ne sais pas écrire de la fiction ni un roman sous une forme classique. Peut-être que je suis destinée à faire des formats courts avec des visuels, à être une écrivaine d’Instagram, à n’écrire que sur la réalité. Depuis que je suis arrivée, c’est sur les notes de mon téléphone à propos du séjour que je suis la plus productive. En même temps, je n’ai même pas vraiment essayé d’écrire le roman, je m’auto-censure avant même d’écrire. Et si je me libérais de la forme ? Et/ou de mes attentes ?
Le jour d’après, en mangeant la deuxième galette complète du séjour (je pense qu’elles ont un pouvoir magique), j’ai eu UNE RÉVÉLATION – comme dans un film, avec les rayons de lumière et la musique qui retentit : en fait, je suis simplement une écrivaine et une personne moyenne +, et peut-être que ce n’est pas grave.
Certes je ne sais rien faire très bien – je ne serai jamais une autrice reconnue, une artiste à succès, une décoratrice d’intérieur renommée, une céramiste de talent, une cheffe hors-pair, une maîtresse yogi… – mais je sais faire plein de choses un petit peu, et je devrais apprendre à l’apprécier. Peut-être que je suis seulement faite pour écrire de belles lettres lors des pots de départ, pour faire de jolies photos mais seulement avec mon téléphone, pour maîtriser très bien deux-trois plats (dont ma fameuse tarte tatin courgettes-feta) et rater tout le reste, pour offrir des cadeaux fabriqués avec mes mains à Noël, pour bricoler des trucs dans mon appart si on ne regarde pas les finitions de trop près, pour ne plaire qu’à des personnes qui sauront déceler ma beauté et apprécier mon humour ? Et peut-être qu’en plus de ne pas être grave, c’est même BIEN d’être moyenne +.
J’ai terminé mon auto-résidence de (non) écriture avec beaucoup d’apaisement et de sérénité (on aurait presque dit que j’avais vu la Vierge). Certes, l’idée m’a traversé l’esprit que ce n’était peut-être qu’une tactique pour NE PAS ESSAYER d’écrire autre chose, que ce que je pense être une acceptation de mes limites n’est en fait qu’un abandon lâche face à la difficulté. Mais je crois que j’ai trouvé la paix, et pour le moment, ça me suffit.
Cette aventure a eu lieu il y a sept mois, et cette révélation m’accompagne toujours. Il m’arrive parfois de me dire que je ne devrais pas abandonner ce projet de livre, que je peux l’écrire d’une manière moins classique qui me ressemblerait davantage, et que je pourrais même l’éditer moi-même, que l’auto-édition n’est pas forcément un truc de losers (oui, j’ai beaucoup d’a priori snobs). Qu’il vaut mieux avoir peu de lecteurices mais savoir que ce qu’on écrit les touche et leur plaît VRAIMENT. Que la course à la compétition peut certes me motiver parfois, mais me fait aussi vivre dans une insatisfaction et un (auto)jugement permanent.
Ces derniers mois, j’ai lu deux livres qui ont changé ma vie et qui m’ont confortée dans l’idée de continuer sur le chemin du MOYENNE +.
Dans Éloge des vertus minuscules, Marina van Zuylen défend le juste milieu, l’assez bien et la vie suffisamment bonne. Elle y explique notamment que nous sommes gouverné·e·s par un critique impitoyable, une voix dans notre tête qui nous pousse constamment à faire plus, nous reprochant de ne jamais faire assez bien, nous comparant sans cesse à celle/celui que nous pourrions être “si…”. À cause de ce méchant Jiminy Cricket éternellement insatisfait, notre perception du présent est parasitée par des ambitions non réalisés et des attentes irréalistes. Elle écrit :
« Cette intranquillité peut certes nous pousser en avant, nous inciter à l’action, mais elle prive aussi la vie de son immédiateté. Être si vivement conscients de notre potentiel risque tout simplement de nous barrer l’accès à l’une des plus grandes conditions du bonheur : accepter que nos limites puissent être des atouts plutôt que des obstacles. »
Dans Le talent est une fiction, Samah Karaki déconstruit quant à elle les mythes du succès et du mérite à travers les connaissances de la sociologie et des neuro-sciences.
En démystifiant les fables exclusives du talent, elle nous encourage à cesser de voir la réussite comme unique mesure de notre valeur et à nous libérer de la réduction de nos êtres à nos réalisations. Selon elle, une telle déconstruction nous permettrait d’éprouver plus de compassion envers nous-mêmes et envers les autres. Elle écrit :
« Nos envies et nos efforts dans la vie existent pour une myriade de raisons, dont beaucoup ne sont pas dirigées vers la réussite, et ces raisons doivent être appréciées pour leur valeur intrinsèque, même si cette poursuite n’aboutit jamais à leur réalisation optimale. Car il existe parmi nous des personnes de grand talent qui ne souhaitent pas le faire fructifier, des personnes qui ont l’oreille absolue mais qui n’aiment pas jouer de la musique, des personnes douées d’agilité motrice mais qui ne veulent pas être danseurs ou athlètes, des personnes qui réservent leur verbe à leurs lettres de rupture. Beaucoup ne veulent pas du succès et coulent des jours paisibles dans l’anonymat. Nous n’avons pas tous l’envie de nous élever, mais avons tous le droit humain de nous épanouir. »
Alors voilà : je ne sais pas si j’écrirai un livre un jour et s’il sera publié par une (grande) maison d’édition. Peut-être que non, mais ça ne m’empêchera pas d’être une personne chouette, curieuse, généreuse. Une (petite) fille attentionnée, une sœur sur qui on peut compter, une cousine à qui on peut tout raconter. Une amie présente, une amoureuse indépendante, une amante hilarante. Une écrivaine qui aime avoir écrit, une bricoleuse de l’à-peu-près, une cuisinière du dimanche.
Une humaine moyenne +. Et d’aimer ça.
Dans cette rubrique, je vous raconte les coulisses de la newsletter, les œuvres qui m’ont aidée à l’écrire et les étapes par lesquelles je suis passée. Promis, vous saurez TOUT.
1– Je crois que je n’ai jamais autant corné de pages (en bas, le haut étant réservé à marquer la page où j’en suis de ma lecture) pour noter des passages dont je souhaitais me souvenir que celles d’Éloges des vertus minuscules de Marina van Zuylen. Dans ce livre très facile et agréable à lire, la professeure de littérature franco-américaine réhabilite le moyen, le juste milieu, l’assez bien, aidée par de nombreuses figures de la littérature et de la philosophie, ainsi que par sa propre expérience. J’ai particulièrement été marquée par ce qu’elle dit de la compétition, du fait que notre succès repose forcément sur l’échec de quelqu’un·e d’autre, notamment à travers l’exemple du Naufragé de Thomas Bernhard. Dans ce roman, il raconte la rencontre fictive entre deux jeunes pianistes prometteurs avec Glenn Gould, pianiste prodige. Le génie de Gould les anéantit, ruine la confiance qu’ils pouvaient avoir en leur talent artistique et ils décident d’arrêter le piano – l’un ira même jusqu’à se suicider. Plutôt que de faire face à leur absence de génie, à se contenter d’être “de bons pianistes”, ils préfèrent renoncer. Mais les génies sont-ils heureux pour autant ? À travers le paradoxe de l’insatisfaction croissante d’Alexis de Toqueville, elle explique à quel point le succès et la satisfaction n’ont rien à voir, et que plus on a / plus on réussit, plus nos attentes augmentent. Et plus on a à perdre, plus la chute est dure. Elle fait également un lien entre le snobisme et l’assez bien, déplorant que l’on ne puisse pas s’empêcher de mesurer sa valeur à l’aune des existences et des métiers que notre société porte aux nues, dans une quête perpétuelle de la perfection qui ne valorise que les études, l’intellect et l’argent. Un livre à mettre entre toutes les mains !
2– La première fois que j’ai entendu parler de Samah Karaki, elle était devant moi en chair et en os pour une rencontre lors du festival Empow’Her, organisé par l’association éponyme, au Centquatre. Je n’étais pas venue pour l’écouter – je ne connaissais ni sa personne ni son travail – mais pour une rencontre avec Alice Raybaud autour de son passionnant Nos puissantes amitiés, mais j’en ai profité pour me laisser surprendre et cette discussion sur le mythe du talent par une neuroscientifique m’a intriguée. Et c’est peu dire que je n’ai pas regretté : j’ai été littéralement “mind blowée” (oui, mon cerveau a explosé) en l’écoutant parler. Je n’étonnerai personne en disant que je ne suis pas scientifique (en tous cas maintenant vous le savez) et peut-être que certaines parties de son discours sont des évidences pour vous, mais j’ai été fascinée par ce qu’elle a raconté sur le talent, les gènes et le cerveau humain. Que le talent n’est pas quelque chose que l’on a ou pas, qu’il ne se transmet pas génétiquement (mais qu’on peut transmettre des intérêts et offrir des conditions favorables à son enfant), que le mérite ne fait pas tout, que les affirmations positives peuvent aider mais qu’il est évidemment faux de dire que “quand on veut on peut” (BOUH le développement personnel), qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur l’existence du libre arbitre (nos choix sont-ils vraiment les nôtres ?) et qu’il y a énormément de personnes capables, par exemple au hasard, d’écrire de très bons livres, mais qu’il n’y a pas assez de gens pour les lire – elle précisait notamment que les critiques se retrouvent souvent à encenser les mêmes quinze livres à chaque rentrée littéraire par un effet de mimétisme et de confiance en leurs pairs, en écoutant les conseils les uns les autres, parce qu’ils n’ont matériellement pas le temps de lire les 400+ livres qui sortent. Euphorique, j’ai immédiatement acheté son livre Le talent est une fiction (disponible en poche) mais je l’ai trouvé difficile à lire – j’ai mis 3 mois à le finir et je l’ai lu, par tranches de 20 minutes, avec un stylo à la main pour souligner les notions importantes et être sûre de bien comprendre. Si le sujet vous intéresse mais que vous avez peur d’être largué·e, je vous conseille cet entretien qu’elle a donné à Salomé Saqué pour Blast, ça dure 38 minutes mais le livre y est parfaitement résumé et c’est beaucoup plus facile à comprendre.
3– Quelqu’un a dit que « les gens heureux n’ont pas d’histoire » (peut-être Tolstoï, mais il semblerait plutôt que ce soit la sagesse populaire) : quand tout va bien, il n’y aurait rien à raconter. Et si la personne, en plus d’être heureuse, exerce un métier vu comme peu enviable ? Qu’est-ce qu’on raconte et qui est-ce que ça intéresse ? C’est pourtant exactement le parti pris de Wim Wenders qui, dans son dernier film Perfect Days (2023), raconte l’histoire de Hirayama, un quinquagénaire réservé et bienveillant, employé des toilettes publiques du quartier de Shibuya, à Tokyo. Le film suit son quotidien où toutes les journées se répètent, sensiblement pareilles : réveil à la lumière des lampadaires et au son de l’employé qui souffle les feuilles mortes dans la rue, pliage et rangement de son futon, rasage et taille de sa moustache, regard vers le ciel dès qu’il sort de chez lui, achat d’une canette de café au distributeur en bas de chez lui, trajet en camionnette au son d’une de ses K7 préférées, nettoyage consciencieux des WC publics, déjeuner silencieux dans un parc, ramassage de boutures, photographies de la lumière du soleil à travers les branches, observation des gens / des formes / des couleurs / des ombres, retour chez lui, trajet en vélo jusqu’à la laverie puis au onsen (bains douches japonais), repas dans un petit boui-boui d’une galerie commerciale couverte, retour dans son appartement, lecture à la lueur de sa lampe de chevet, sommeil et rêves. C’est un film magnifique dans lequel il se passe à la fois plein de choses et rien (je vous conseille de NE PAS regarder la bande annonce pour vraiment vivre le film pleinement) qui permet de voir autrement les “petits métiers” et de questionner l’ambition : qu’est-ce qu’une vie réussie ? Je vous conseille aussi (plutôt après avoir vu le film, mais vous faites bien comme vous voulez) cette vidéo (repérée grâce à Benjamin et sa super newsletter) qui analyse la manière dont les films américains sont obsédés par l’ambition, le succès et la rentabilisation du temps, en comparant particulièrement Perfect Days et la série The Bear (qui paraît-il est super, mais que je n’ai jamais regardée car j’ai peur d’être trop stressée).
4– Dans la pile des 15 livres que j’ai emmenés avec moi à Cancale, il y avait La fille de la supérette de Sayaka Murata (la couverture française est IMMONDE alors je vous ai mis l’américaine). Dans ce court roman (qui a eu l’équivalent du prix Goncourt japonais), on suit la vie de Keiko Furukura qui s’est toujours sentie en décalage avec le monde et les autres, incapable de savoir “comment être normale”. À trente-six ans, elle est vendeuse dans un konbini, une sorte de supérette japonaise ouverte 24 h/24, depuis dix-huit ans et s’y sent parfaitement bien, même si tout le monde autour d’elle s’inquiète de la voir précaire et célibataire, à un âge où elle “devrait” s’être installée en couple et avoir des enfants. Ce qu’aime Keiko au konbini, c’est qu’il fonctionne en suivant des règles énoncées et que tout ce qu’elle doit faire / dire / être figure dans le manuel de l’employé. En le suivant à la lettre, elle a l’impression d’avoir une place dans le mécanisme du monde. Pour savoir comment parler, elle imite ses collègues et elle s’habille dans les mêmes magasins qu’elles, mais rien ne la rassure plus que l’uniforme du konbini et les phrases toutes faites à adresser aux clients. J’adore ce roman qui dénonce brillamment le poids de la pression sociale autour de la réussite, l’absurdité des règles que l’on trouve normal de suivre (avoir un certain type d’emploi, être en couple, se marier, fonder une famille) même si elles ne nous conviennent pas. À travers l’histoire de Keiko – qui est très lucide et heureuse de sa situation –, Sayaka Murata écrit une ode au renoncement à rentrer dans le moule, un éloge de la nage à contre-courant et une célébration de la différence.
Initialement, j’avais imaginé dans cette rubrique donner la parole à l’un·e d’entre vous, afin qu'iel raconte un secret – ou quelque chose dont iel n’osait pas parler “tout haut” – en lien avec la thématique du mois. J’ai lancé un appel à participations sur mon compte Instagram, et je remercie grandement les personnes qui m’ont confié leur histoire. Je lis beaucoup de “courriers des lecteurs”, surtout américains – principalement The Ethicist et Ask Polly –, et j’ai toujours aimé les projets de confessions anonymes – comme Geloy Concepcion et Post Secret –, et j’imaginais que le résultat donnerait un mélange des deux. Mais la thématique de ce mois-ci n’est pas vraiment adaptée à des “secrets” faciles et rapides à expliquer, et j’ai reçu des récits longs voire très longs, et vis-à-vis desquels je n’arrivais pas trop à trouver mon rôle, ma place dans mon travail d’écriture. J’en ai discuté avec deux personnes dont j’estime énormément le travail et le regard (merci Maud et Sarah-Lou), qui m’ont toutes les deux conseillé de raconter l’histoire de quelqu’un·e, avec mes mots et mon point de vue (et l’accord de la personne, bien entendu). J’ai aimé tous les récits que j’ai reçus (encore merci), mais j’ai particulièrement été touchée par celui de Sabrina, qui avait déjà plein de qualités rédactionnelles et un grand sens de la formule. Je l’ai réécrit sans rien inventer, en synthétisant et reformulant. Je ne suis pas certaine que cet exercice soit réussi (n’hésitez pas à me donner votre avis) et qu’il perdurera dans les prochaines éditions, mais je suis très contente de vous partager l’histoire de Sabrina.
Le théâtre, c’est toute sa vie pour Sabrina. C’en est même le cœur : c’est son travail. Ça prend toute la place. Mais ça tombe bien : elle a 31 ans et son travail, tout le monde lui envie. Elle est programmatrice de spectacles jeune public pour une association d’éducation populaire. Elle sillonne toute l’année les lieux culturels de sa région où elle est invitée, voit des pièces trois soirs par semaine, passe tous ses mois de juillet à Avignon pour le festival, refait le monde après les représentations autour d’un verre et d’un débat enflammé sur « qu’est-ce qu’un geste artistique ? ». Le job de rêve. Le job de SES rêves.
Mais il y a aussi les heures passées à rédiger des dossiers de subventions, l’énergie qui s’amenuise à force de négocier avec les mairies qui trouvent la programmation trop coûteuse et les spectacles trop élitistes. Les collègues homosexuels qui se révèlent misogynes et la concurrence amoureuse, dans un univers professionnel très féminin, pour les rares hommes hétéros et disponibles. Face aux belles comédiennes, elle sent qu’elle ne fait pas le poids (ou qu’elle en a trop, du poids). Elle s’use face aux égos énormes, à la routine, et découvre qu’on peut perdre le sens, même quand on fait le job de ses rêves.
S’en suivra une rencontre amoureuse hors de ce monde-là et une démission, soldée par le goût amer d’un cadeau de départ sous la forme d’une impersonnelle enveloppe d’argent en liquide.
Mais Sabrina en est certaine : elle va se réinventer, se reconvertir et trouver SA place, celle où elle se sentira enfin bien, quoi qu’il en coûte. Elle va écrire son histoire et quand, plus tard, elle croisera quelqu’un·e qu’elle n’a pas vu depuis des années, elle pourra lui raconter et terminer en disant « Oui, ça a été une décision difficile, mais ma vie a tellement plus de sens aujourd'hui ».
Elle fait quelques remplacements, suit son compagnon à l’autre bout de la France, fait une formation… et tombe enceinte de son premier enfant. Devant son ventre arrondi, les employeurs pensent ‘congé maternité, enfant malade, pas de dispo en soirée, pas de déplacements possibles’ et ne donnent pas suite. Alors elle se donne à fond dans « le plus beau métier du monde », celui que personne ne veut rémunérer : être mère.
Pendant un an, elle adore et se régale, si heureuse avec son bébé. Elle rigole d’être un cliché : elle allaite longtemps sa fille, se déplace en vélo, cuisine les légumes bio de l'AMAP et fait du yoga une fois par semaine. Elle bosse pour une compagnie de théâtre, à mi-temps, pour 600 € par mois.
Sauf que le boulot n’est pas très épanouissant, et que 600 € par mois, ça ne la fait plus trop rire. Surtout, elle est surprise par l’arrivée d’un deuxième bébé qui n’était pas censé pointer son nez aussi tôt. Pour s’en sortir financièrement, elle doit immédiatement trouver un emploi plus rémunérateur. Tant pis pour les rêves de reconversion inspirante : elle passe des entretiens collectifs pour Lidl, envoie des CV en ôtant certains diplômes, travaille quelques mois à la CPAM grâce à Pôle Emploi. Après la naissance de son deuxième enfant, elle est épuisée et son conjoint tombe en dépression. Elle est maman à plein temps et se prend à redéfinir son projet de vie : fini le salon de thé, bonjour l’enseignement. Elle prépare le concours de professeure des écoles entre deux tétées, et postule pour accompagner des élèves handicapé·e·s dans des écoles. Ça dure deux ans, deux ans où elle échoue aux concours faute de temps pour le préparer, deux ans à 800 € par mois, deux ans à mettre du beurre dans les épinards en prenant un job en plus, au restaurant scolaire de l’école où elle travaille. Deux ans où sa vie sociale s’étiole : elle n’a pas trop envie de dire qu’elle est devenue « la dame de la cantine ».
Puis la France se confine, et Sabrina et sa famille partent s’installer dans un coin perdu, où l'air est plus frais et le prix du mètre carré moins élevé. L’endroit est idyllique et elle se dit que ça y est, elle tient le bon bout de sa success story. Surtout qu’apparaît une annonce qui semble tomber du ciel, faite pour elle : une scène nationale cherche un·e responsable pour les relations avec le public scolaire. Pourtant, ça ne sera pas elle, malgré le joli body noir et le rouge à lèvres qu’elle a mis pour l’entretien en visio. On la fait quand même revenir pour un entretien pour un autre poste : celui de la billetterie. L’entretien se passe mal, la directrice la pousse dans ses retranchements et la fait pleurer. Au milieu de ses sanglots, elle raconte tout : sa fragilité, ses rêves perdus de vue, ses quarante ans qui approchent, cet entretien qui est sa dernière chance de travailler dans la culture. Elle est toute rouge, a le nez qui coule, et raconte à quel point ce job est important pour elle. Elle se sent ridicule et pathétique.
Dans un film, ce moment serait le climax, la scène qui prouve ENFIN que baisser les armes, être sincère et montrer ses fragilités paye. Mais nous sommes dans la réalité et Sabrina n’est pas retenue.
Il y aura une autre annonce miraculeuse pour un poste dans un festival, un entretien où elle se force à rester professionnelle même quand on lui dit que ça fait trop longtemps qu’elle n’a pas travaillé pour le milieu culturel. Elle n’est pas retenue non plus. Quelques temps après, elle voit l’annonce republiée sur les réseaux sociaux, accompagnée de la phrase « Nous n’avons toujours pas trouvé notre perle rare ». Elle en déduit qu’elle n’est qu’une perle ordinaire.
D’atelier Pôle Emploi en bilan de compétence, Sabrina est recrutée comme professeure des écoles, en tant que contractuelle. Ça fait deux ans, et même si c’est souvent dur, elle a l’impression d’avoir enfin trouvé une place, SA place. Certes, ce n’est pas le projet de reconversion sexy qu’elle avait imaginé, même si elle se sent enfin utile. Certes, c’est un choix qu’elle fait un peu par défaut, parce que ses rêves ne se sont pas réalisés. Certes, ce n’est pas forcément un métier qu’on va lui envier. Mais ce sera le sien, enfin si le Gouvernement – qui vient d’annoncer la suppression de 4000 postes dans l’Éducation nationale – le veut bien.
Au Panthéon de mes artistes préférées, il y a Albertine Meunier et son projet My Google Search History dans lequel elle compile TOUTES ses recherches Google depuis 2006, qu’elle donne à voir au public à travers des expositions et des éditions (et on peut même les consulter en temps presque réel ici). Pionnière de l’art numérique, elle a compris avant tout le monde (et avant que Google ne veuille en tirer des profits) le potentiel sociologique et poétique de nos recherches sur internet, et j’adore le portrait en creux des utilisateurs qu’elles dessinent (même si je soupçonne Albertine d’utiliser parfois la navigation privée pour certaines recherches). Quand j’étais au Canada, j’avais pris l’habitude de partager une sélection de mes recherches Google sur mon Tumblr comme prétexte pour raconter certaines anecdotes. En hommage à Albertine et à mon moi de 2014, je poursuis cette démarche ici.
Il n’y a rien de moins passionnant que d’entendre quelqu’un·e vous raconter son rêve (désolée, c’est pas moi qui fais les règles). Ça part dans tous les sens, il n’y a aucune cohérence narrative, et disons franchement les choses : on se fait chier. En plus, la personne qui le raconte a toujours l’air de trouver ça super intéressant, alors que si vous n’êtes ni elle ni sa psy (ni le sujet de son rêve et que vous avez potentiellement envie de savoir ce que son inconscient pense de vous) il y a de grandes chances pour que ça vous en touche une sans faire bouger l’autre (pardon, j’adore cette expression), et que l’écart entre votre enthousiasme et le sien vous fasse vous sentir au mieux comme une personne snob aux exigences de storytelling très élevées, au pire pour un·e psychopathe sans cœur. Pour faire moi-même des rêves très chelous (bien que très répétitifs et récurrents : je rêve au moins une fois par mois que 1/ mes parents divorcent et c’est horrible, 2/ tout le monde me déteste et me veut du mal et c’est horrible, 3/ j’essaye de prendre des belles photos avec mon téléphone et je n’y arrive pas et c’est horrible) (des situations équivalentes, donc), je sais bien qu’il y a un réel décalage entre l’intensité du rêve – que je jure à chaque fois avoir eu l’impression de vivre POUR DE VRAI – et son intérêt pour quelqu’un·e d’autre que ma psy. Quand je vivais avec mon ex, j’avais la mauvaise habitude de lui raconter toutes les persécutions qu’il (ainsi que ma famille et mes ami·e·s) me faisai·en·t vivre en rêve afin qu’il me réconforte, mais la seule chose que ça provoquait chez lui était une grande inquiétude pour mes névroses et l’ordre de régler ça en thérapie (je rappelle à toutes fins utiles que j’ai un jour rêvé qu’il me pissait dessus devant toute sa famille ET QUE TOUT LE MONDE TROUVAIT ÇA NORMAL) (et après c’est moi la névrosée). Maintenant, pour ne pas ennuyer mon entourage, quand j’ai très envie de raconter un rêve (pour ne pas l’oublier ou, au contraire, pour m’en délester), j’enregistre une note vocale sur mon téléphone (ma plus belle œuvre : 11 minutes et 20 secondes intitulées « Rêve chelou mort »). Bref, la semaine dernière, alors que je venais de rêver que mon père mourrait (original !) mais que ma mère était fâchée avec lui (aaah, back to basics), je me suis demandée s’il n’y avait pas une raison scientifique. Vous voyez ces articles ou ces vidéos Instagram qui vous balancent une question à laquelle vous n’avez jamais réfléchi (« vous êtes-vous déjà demandé pourquoi porte-t-on sa montre du côté gauche ? ») et qui vous donnent une réponse scientifique qui vous en bouche un coin (« parce que les Suisses votent NFP la majorité des gens sont droitiers et ça évite de les abîmer ») (cet exemple est bof mais je n’en trouve pas d’autre) ? Eh bien je pensais qu’il y en aurait une sur le fait qu’entendre quelqu’un raconter son rêve soit nul. Mais soit je n’ai pas tapé les bons mots clés sur Google, soit il n’y a malheureusement pas d’explication, mais je n’ai rien trouvé. J’ai cependant découvert ce témoignage d’une femme qui se demande s’il est normal que son compagnon refuse de l’écouter raconter ses rêves (parce qu’il la soupçonne… de les inventer ?!), cet article qui vous conseille de ne pas raconter à n’importe qui que vous avez rêvé de lui (votre boss ou ce mec avec qui vous étiez en TD d’histoire il y a trois siècles) ou encore cette théorie qui explique pourquoi on fait des rêves si chelous (ils permettraient au cerveau de ne pas trop s’habituer au quotidien et de continuer à comprendre des situations, même si elles sont différentes de celles qu’il connaît). Décevant ? Absolument.
Quand il s’agit de créer et/ou d’écrire, j’adore me donner des contraintes qui m’aident à me concentrer et à ne pas partir dans tous les sens. Et en même temps, j’ai toujours un peu envie de sortir du cadre. Alors même si chaque newsletter aura une thématique que j’essaierai de traiter dans presque toutes les rubriques, je m’autorise cet espace “hors cadre” pour vous parler d’un truc qui n’a rien à voir avec la choucroute.
« Je voudrais vous expliquer pourquoi les films qui vous amusent nous tuent ». AOUCH. Je n’ai pas vu Emilia Perez – le film de Jacques Audiard visé –, mais cette phrase (snipée au milieu d’une prose très lourdintello par Paul B. Preciado dans une chronique pour Libé) (merci à mon dealer d’articles qui se reconnaîtra) a le mérite d’être claire : toutes les œuvres réalisées et/ou écrites par des personnes cis sur des personnages trans les font mourir (phénomène aussi connu sous le nom de Dead Lesbian Syndrome ou Bury Your Gays). En plus de leur mort quasi-systématique, les personnages queers – et particulièrement trans – sont souvent représentés de manière caricaturale. Alors pour renverser la vapeur, laissez-moi vous parler de deux livres trans-tastiques :
« L’envie d’écrire Nevada est vraiment venue d’un sentiment de frustration. Je ne nous voyais jamais dans les livres, ni moi ni mes amies. Les quelques personnages trans de la littérature étaient toujours des anecdotes dans l’histoire de quelqu’un d’autre ou des clichés sur pattes. J’ai donc voulu écrire un livre, comme une manière de dire ‘fuck you’, dont le cœur serait la subjectivité d’une femme trans.»
J’ai découvert Imogen Binnie lors de la rentrée littéraire de septembre 2023 où, emportée par mon envie de lire plus d’une vingtaine de titres sans avoir le budget pour (un livre en grand format neuf coûtant entre 20 et 25 €), j’ai décidé de lancer une chaîne de livres et de mettre son livre, Nevada, au programme de l’une d’entre elles. J’en ai entendu parler avant de l’avoir entre les mains (c’était le jeu de la chaîne, il fallait attendre son tour) et si j’ai eu quelques craintes devant les retours pas franchement emballés de mes prédécesseuses (particulièrement gênées par l’écriture très orale et la traduction bancale), j’ai été rassurée une fois le livre en ma possession : ça a été un coup de foudre.
Publié en 2013 par une petite maison d’édition américaine de littérature trans et féministe aujourd’hui disparue, Nevada est un livre devenu culte aux États-Unis, qui a attendu dix ans pour être republié en grande pompe et est traduit pour la première fois en France. Il raconte l’histoire de Maria, une quasi trentenaire qui travaille sans passion dans une librairie d’occasion à New York. Elle aime parcourir la ville en vélo, se maquiller, boire beaucoup, écrire des textes acerbes sur son blog, se définir comme une “snob-intello-punk-autodidacte-indé” et observer la gentrification galopante de Brooklyn. Elle vit avec sa petite amie Steph qu’elle n’arrive pas à quitter et oublie parfois de faire ses injections d’œstrogènes. Ah oui, parce que Maria est trans au fait. Mais comme elle le dit elle-même :
« Les femmes trans sont largement aussi inintéressantes que les personnes lambda. Oh les névroses ! Oh les traumatismes ! Oh regardez comme mon passé m’a foutue en l’air et comment j’essaie encore de me sortir de ce merdier ! »
Nevada est fascinant parce qu’il n’est pas un livre “sur” la transidentité, mais un roman autour de la personnalité mordante et charmante d’un personnage qui se trouve être trans. Alors bien sûr, il ne s’agit pas d’effacer les problématiques que peuvent rencontrer les femmes trans : l’obligation de se raser tous les matins avant de se maquiller, la dissociation pendant le sexe, la lutte pour trouver du réconfort et une communauté, en ligne mais aussi dans la vie… Mais ce sont des problèmes parmi d’autres, et Maria cherche comme tout le monde avant tout à trouver sa place et à comprendre qui elle est vraiment.
Le titre fait référence à un voyage qu’elle décide de faire sur un coup de tête – après s’être faite virée et larguée – dans une voiture qu’elle « emprunte » à son ex, et qui la mènera jusqu’à Star City, au Nevada. Pourtant, le road-trip ne commence qu’à la moitié du livre et ce n’est pas pour moi la partie la plus intéressante (et ne parlons pas de la fin, franchement décevante). MAIS j’ai adoré Nevada pour cette voix qu’il m’a permis d’entendre, pour cette Maria délicieusement cynique et si acidement drôle, pour l’honnêteté avec laquelle elle raconte son expérience de la condition trans au-delà des clichés et parce que je sais que sa lecture a fait bouger quelque chose en moi.
Detransition, baby de Torrey Peters est sorti il y a deux ans, et même si j’en avais entendu parler de loin à l’époque, son titre m’avait refroidie – la détransition est souvent brandie comme un épouvantail par les mouvements anti-trans, comme la preuve que la transition est une lubie qu’on finit par regretter. Pourtant, laissez-moi vous rassurer : ce livre n’est pas du tout transphobe et s’il évoque certes une détransition, il raconte avec une grande finesse la complexité de cette décision.
« Pour le commun des mortelles trans, la route était barrée dès le début. Pas de taf, pas de mariage, pas de bébé, et, si une femme trans pouvait être une muse, personne ne voulait d’une œuvre où elle s’exprime elle-même. »
Detransition, baby raconte l’histoire de Ames, Reese et Katrina, trois mi-trentenaires qui vivent à New York. Par le passé, Amy et Reese formaient un couple de femmes trans, puis Amy a détransitionné. Il est devenu Ames et sort avec sa boss, Katrina, qui se retrouve enceinte de lui. Sauf que, même si Ames est un homme visiblement cis – c’est d’ailleurs uniquement comme ça que Katrina le connaît –, il se sent toujours trans et ne se voit pas être père, ou en tous cas pas un père classique. Il pense alors à son ex, Reese, qui a toujours rêvé d’être mère et se prend à imaginer une famille queer où chacun·e pourrait trouver sa place.
Mais comment vous sentiriez-vous si, bouleversée par les hormones du premier trimestre d’une grossesse qui est peut-être votre dernière chance d’avoir un enfant, vous appreniez que l’homme que vous aimez et que vous pensiez connaître ne s’identifie pas comme un homme et a été, par le passé, une femme ? Et qu’il n’accepte de s’engager dans ce projet d’enfant qu’à condition que son ex, une femme trans, devienne également mère de votre bébé ?
Et comment vous sentiriez-vous si la femme que vous avez aimée plus que tout, qui a décidé de (re)devenir un homme et de vous quitter en vous laissant le cœur brisé, revenait vers vous des années après, sans avoir jamais donné de nouvelles, pour vous proposer de devenir coparente de son enfant pas encore né ?
Detransition, baby est écrit sous la forme d’un soap opera moderne et pop, qu’on dévore avec gourmandise jusqu’aux dernières pages. C’est à, la fois drôle, triste et excitant, et ça fait réfléchir en profondeur au genre, à l’identité trans, à la sexualité, à la parentalité, aux relations amoureuses, à la transphobie et aux discriminations. C’est aussi un roman sur les relations amoureuses, sur l’épanouissement professionnel et la notion de famille, un roman d’apprentissage queer où il est question de trouver (et de prendre) sa place. C’est un livre politique sans tabou qui explique avec beaucoup d’humour et d’ironie la complexité de la transidentité, nous renvoyant à nos préjugés et à nos impensés. Il permet aussi, grâce à ses personnages impeccablement écrits, de nous décentrer, de voir et de comprendre les choses depuis un autre point de vue, et c’est inestimable pour mieux avancer ensemble.
Torrey Peters dédie le livre aux femmes cis divorcées, les plus à même selon elle de comprendre l’expérience trans :
« Les femmes cis divorcées sont mes modèles. Nous sommes très semblables. À la mi-trentaine, l'excitation de la transition est passée, et le drama s'est dissipé. Maintenant, je dois trouver ce que je vais faire du reste de ma vie. Comment vivre ? Comment trouver un sens à ma vie ? Comment faire pour me soucier des gens sans être amère, sans me considérer comme une victime, sans revenir à l'idée illusoire d'un prince charmant qui viendrait me sauver ? Les personnes qui savent le faire sont les femmes divorcées. »
Et je trouve ça formidable.
Lisons-nous les un·e·s les autres, apprenons grâce à l’altérité, décentrons les points de vue.
Nouvelle rubrique pour consigner les retours notables (et partageables) reçus suite à l’édition précédente !
Gabrielle m’a partagé cet article (en anglais) très intéressant qui se demande pourquoi les personnages des romans de Sally Rooney sont-ils si minces ? Et j’ai découvert en le lisant cet autre article (en anglais aussi) qui se demande comment le mythe de l’universalité maintient les femmes blanches au cœur de l’écosystème littéraire ? Passionnant.
Mélissa (voir rubrique Secret sur mon expérience du pipi au lit) a lu ma newsletter !!! Et elle l’a transférée à sa mère, Sabine, qui a répondu « Je ne me souviens pas du tout de ce moment...tant mieux si cela lui a fait du bien et désolée de t'avoir menti!! » Pour ne rien vous cacher, j’ai été un peu déçue qu’elle ne s’en souvienne pas (même si franchement : à quoi je m’attendais ?) mais en y réfléchissant, ça n’a aucune importance : sa réaction m’a aidée à l’époque, et c’est tout ce qui compte.
Vous êtes plus de 500 personnes à lire « La moins bonne version de moi-même » et ça me fait me sentir BEAUCOUP MOINS seule. Merci pour vos retours, merci pour vos partages et merci de me lire ! N’hésitez pas à continuer <3
C'est fou (ou pas si fou ? marrant disons) mais je suis en plein dans "Le talent est une fiction" (que je trouve intéressant mais étouffe-chrétien ; je crois que je vais l'abandonner et écouter la vidéo de Blast !), et juste après j'ai... "Nos puissantes amitiés" qui m'attend. Et suite à la reco enthousiaste de ma partner in crime, j'ai aussi vu Perfect Days y a pas longtemps ! Autant dire que les autres livres dont tu parles autour sont allés direct dans mon panier de bibli 😁
Valentine
Ce mail avec ta newsletter, je le garde bien au chaud dans mes mails non lus, et enfin , quand tous les mails travail/contraintes sont finis, après des jours d efforts c est mon réconfort absolu ! Quel grand PLAISIR de te lire, et MERCI du partage , des partages et tu ES écrivaine. Je sais ce que c est que de se sentir illégitime : ) Keep on et merci de la générosité, Johanna